Il est sans doute un philosophe que les Bretons connaissent peu : leur compatriote, le père Yves-Marie André. Encore un jésuite, direz-vous, oui, mais cette fois, un jésuite cartésien, un homme des Lumières et un auteur ami de la vérité et qui a dû subir les foudres de sa Compagnie car il ne voulut jamais céder à l’intolérance ni taire ce qu’il pensait.
Il est né à Châteaulin en 1675 comme par un signe du destin, l’année des Bonnets Rouges et de l’arrêt du Conseil contre le cartésianisme ! Avec ces deux fées à son berceau, sa destinée ne pouvait être qu’étonnante.
Il entre en 1693 chez les jésuites puis fait sa théologie en 1706 au Collège de Clermont, à Paris, tout en étant à Louis-le-Grand. C’est alors qu’il rencontre Malebranche (1638-1715). Une indéfectible amitié commence entre les deux hommes et une passion commune pour un certain cartésianisme consistant certes à adopter la méthode de Descartes et à l’appliquer à tous les domaines, mais ne s’en tenant pas toutefois à maintenir, comme l’auteur des Méditations, à des niveaux ontologiques différents les vérités de la religion, de la science et de la métaphysique.
Les contemporains présentent André comme un bel homme, élégant, à l’esprit élevé mais dénué de toute vanité et surtout doté d’une volonté inébranlable. L’étude l’intéresse au plus haut point mais il ne rejette pas le monde et fait preuve d’une grande sociabilité. Pourtant, son amitié avec Malebranche, ses fréquentations philosophiques et ses amitiés avec des oratoriens et jésuites cartésiens et malebranchistes, quelques écrits dans lesquels il s’interroge sur le bien-fondé des attaques menées (par l’Ordre des jésuites) contre la philosophie de Descartes, qui le passionne, font que ses supérieurs le rappellent sévèrement à l’ordre et lui font subir un sort peu enviable. Non sans avoir combattu avec pugnacité l’injustice qu’on lui fait (il en appelle dans de longues lettres au Provincial de l’Ordre, puis devant la langue de bois de ce dernier, à Rome même devant qui il ose défendre l’orthodoxie de Descartes et de Malebranche), il est exilé dès 1707 de collège en collège. La Flèche d’abord où il se ménage en dépit de tout, un espace de liberté avec un bas-bleu du pays, un collègue attiré par ses idées et un bourgeois épris de littérature un petit salon philosophique tout en s’adonnant à la prédication ! Il écrit même à Malebranche sa joie quand : « La vérité vient de faire ici une conquête qui tient du miracle. Un de nos jeunes pères, d’un esprit et d’une vertu rares, avait eu le malheur de tomber au commencement de sa théologie, entre les mains d’un certain savant, le plus entêté anti-cartésien qui fut jamais.[…] Il a entrepris de me convertir, il s’est converti lui-même.[…] »
Mais une rétractation de ses opinions concernant Descartes et Malebranche est exigée de lui. Après un long silence, il éclate alors et au lieu de faire ce qu’on attend, il envoie à ses supérieurs une apologie complète du cartésianisme, le défendant bec et ongles sur tous les plans philosophiques, métaphysiques et religieux ! On l’expédie alors au petit collège d’Hesdin, comme régent d’une classe inférieure et il doit y vivre dans le plus grand dénuement. On lui refuse en même temps de faire profession, ce qui le condamne à des emplois obscurs. Il se bat contre cette décision inique à coup de mémoires énormes, parfaitement argumentés et surtout continue à ferrailler pour établir la vérité et présenter ce que sont véritablement les philosophies de Descartes et de Malebranche éternellement défigurées. Mais trop, c’est trop : le général des jésuites lui intime en 1710 la soumission et il semble alors en effet mettre un peu d’eau dans son vin, ce qui lui vaut d’être nommé à Amiens en 1711, puis peu après à Rouen où on le charge (en signe de pardon) de l’enseignement de la philosophie ! On s’attendait sans doute à ce qu’il plie définitivement et rentre dans le rang. Eh bien non ! Il présente dans ses cours positivement ses deux philosophes favoris et s’attire à nouveau les foudres de sa hiérarchie ! Contraint de dicter à ses élèves une rétractation, après avoir refusé, rédigé des mémoires justificatifs (non de lui-même mais de la philosophie qu’il défend) en français et en latin, soumis à des pressions insoutenables, il accepte à demi et écrit immédiatement à Malebranche pour lui demander pardon d’avoir tremblé dans la défense de la vérité ! Les persécutions reprennent : il est envoyé à Alençon en 1713 pour y exercer un emploi purement administratif et y demeure jusqu’en 1718 année où par prudence, il fait passer les copies de ses textes à un ami, le père Lelong, copies qu’il récupérera à la disparition des jésuites en France. Il profite de ce poste peu prenant pour rédiger un cours de philosophie chrétienne associant la foi, le cartésianisme et la pensée de Malebranche, ce qui n’est évidemment pas bien reçu… Son compatriote Hardouin, comme l’avait fait Tournemine un peu plus tôt, tente de le convaincre du haut de sa réputation de savant. Il n’y va pas par deux chemins : le malebranchisme, c’est l’athéisme, martèle-t-il dans une lettre, il faut l’abandonner sans discussion. Le père Porée appelé en renfort lui montre l’aporie de sa révolte et le conjure de se soumettre… En 1721, il est même jeté à la Bastille et ses papiers sont saisis. Il subit, comme le dit Victor Cousin, « une véritable inquisition » et ses supérieurs excédés parce qu’il ne se soumet pas, expédient en 1726 ce confrère trop doué à Caen, où, pensent-ils, il prêchera dans le désert. André, une fois en Normandie, continue ses travaux et recherches, devenant un membre éminent de l’Académie de Caen, dirigeant la classe de mathématiques, car il est aussi mathématicien. Il lira devant ses confrères de nombreux discours et mémoires. Les temps changent d’ailleurs et après 1730, l’esprit philosophique, auquel il adhère ouvertement et scandaleusement, ne cesse de faire des progrès. Déjà les écrits du grand métaphysicien jésuite, le père Buffier, ont montré en 1724 que les attaques portées contre Descartes partaient d’une mauvaise appréciation de ses œuvres et que sa méthode était indiscutable (Traité des vérités premières). Jean Hardouin, lui-même, ne poussait-il pas dans ses retranchements ultimes, jusqu’au ridicule, le doute méthodique ? Les jésuites évoluent dans leur appréciation du cartésianisme. En 1755, c’est le père Guénard, un des leurs, qui remporte le concours proposé par l’Académie sur l’esprit philosophique avec un vibrant hommage à la raison et à la philosophie cartésienne ayant secoué le joug d’Aristote et ainsi soutenu le christianisme!
En 1762, Jean-Marie André assiste à la suppression de son Ordre et meurt à l’hôpital de Caen deux années plus tard.
Son grand œuvre (mais il a beaucoup écrit), (excellente édition donnée par Victor Cousin en 1843), est son Essai sur le beau, publié en 1741, sans cesse réédité, traduit en plusieurs langues, un ouvrage qui va beaucoup plus loin qu’une simple réflexion sur l’esthétique et dont Sabatier de Castres dira en 1772 :
Son Essai sur le beau, est connu chez toutes les nations, aussi peut-on le regarder comme une de ces productions originales, qui ne sauraient être que le fruit du génie. C’est dans cette source que la plupart de nos Auteurs didactiques d’aujourd’hui ont puisé les bons préceptes qu’ils ont donnés, et c’est d’après ces préceptes que les jeunes Littérateurs doivent travailler pour obtenir de véritables succès. L’imitation de la nature, voilà le grand point auquel il faut tendre. Le P. André nous développe ce principe avec un ordre, un discernement, une clarté, qui ne laissent rien à désirer ; il définit toutes les espèces de beau avec précision, avec justesse. Le chapitre qui regarde le beau dans les ouvrages d’esprit, est plein de réflexions profondes, instructives, lumineuses ; il semble y être l’interprète des Muses et de la Nature. Dans le chapitre qui concerne le beau dans les mœurs, la raison, le sentiment, la vérité, s’expriment par sa plume ; on y découvre une philosophie supérieure qui connaît aussi bien les passions du cœur, que les ressorts de la politique humaine.
Il s’agit de huit discours lus à l’Académie de Caen et revus pour l’édition, qui se placent au moins au niveau des réflexions plus connues de Shaftesbury sur le beau (Sur le Beau en général et en particulier sur le Beau visible (2 discours), Sur le Beau dans les mœurs, Sur le Beau dans les pièces d’esprit, Sur le Beau musical…, auxquels s’adjoignent en 1763 des discours : sur le modus, sur le decorum, sur les grâces, sur l’amour du Beau, sur l’amour désintéressé).
Des penseurs aussi différents que Diderot (dans ses Recherches philosophiques par exemple où il lui attribue « beaucoup de sagacité et de philosophie ») Fréron ou Fontenelle le célèbreront. Le Journal de Trévoux souligne l’engouement qu’il suscite et son prodigieux débit. On retrouve dans ces discours agréables à lire, un excellent prosateur, un pédagogue et le cartésien admirateur de Malebranche. Il rejette l’idée de la libre création et défend celle d’un sens inné du beau qui nous fait apprécier, l’ordre, le goût des proportions, la symétrie, la régularité. Il reste très près du principe de St Augustin « l’unité est le principe de toute beauté », comme le seront les Allemands Winckelmann ou Mendelssohn. Diderot (qui possédait une copie annotée de l’Essai sur le beau), bien que reconnaissant les qualités de son confrère en philosophie construira pour sa part son esthétique sur la réfutation de ce « beau essentiel » prôné par Yves-Marie André. Nous sommes en effet à une époque où la querelle des Anciens et des Modernes, même réchauffée au début du XVIIIe siècle par l’auteur d’Inès de Castro, La Motte-Houdar, est loin de convenir aux auteurs et artistes vraiment modernes : c’est le temps des rocailles et des amours à la Watteau, de la fameuse Querelle des Bouffons. Les romanciers triomphent et les néologismes fleurissent… Parallèlement, les « modernes » héritiers de la Querelle opposent à ces formes d’art qui se réclament d’élan vital et bientôt de sensibilité, un art rationnel, sérieux, « géométrique ». Les premiers, Diderot en est un des théoriciens, cheminent doucement vers ce que les historiens de la littérature appelleront le préromantisme puis le romantisme ; les seconds – et le père André les accompagne – annoncent le retour à l’antique et le classicisme de la fin du siècle et de l’Empire… André argumente certes avec vigueur mais avec la sécheresse propre à ces modernes classiques : peu d’exemples concrets, une propension à remonter « aux principes généraux de la raison et du goût » avec pour seule référence (ou presque) les artistes du « Grand siècle ». Il lie indissolublement le beau et la vertu, la clarté et la vertu et il reprochera évidemment aux auteurs comme Duclos, Crébillon, Diderot même d’avoir « voulu éviter dans leur expression une clarté trop fade à leur goût et ils ont donné malheureusement dans l’énigmatique, l’entortillé, le mystérieux » ! Il s’en prend au néologisme, au style « vagabond et inégal » et va jusqu’à accuser Télémaque d’avoir avivé « le feu mal éteint de l’esprit romanesque ». Les Lettres, qu’il qualifie d’ailleurs de « pièces d’esprit », sont traitées en bloc comme « littérature », alors que son discours sur le beau musical ou sur le beau visible est illustré de développements sur les phénomènes d’acoustique et d’optique avec des considérations sur la musique, la peinture et l’architecture.
On voit que le père André, pour être « Moderne » n’est plus de son temps (ou qu’il est en avance puisque la fin du siècle verra le retour à un certain classicisme) et son compatriote espiègle, l’abbé Desfontaines se moquera de sa pensée désuète le poussant au milieu du siècle à encenser Lulli «Français d’éducation et de goût » et se gaussera de ce « modèle pour ceux qui veulent écrire géométriquement ». Dans un premier article paru dans ses Observations, il sera même assez sévère : « Ces notions et ces règles platoniques ou malebranchiennes sont-elles fort claires ? Elles sont au moins passées de mode et pourraient aujourd’hui aller de compagnie avec toutes les anciennes chimères de la philosophie. Rabelais s’est moqué de ce jargon lorsqu’il dit qu’ Épistémon fit emplette à la foire de Nulle part du portrait des idées de Platon, tiré au naturel. Au reste, il n’a pas plus coûté à notre auteur de prendre son beau essentiel dans l’esprit pur, qu’il en a coûté au philosophe grec de chercher dans le ciel les citoyens de sa république » ! Cependant dans un second article, il reconnaîtra la finesse de certaines analyses.
André peut séduire par la hauteur de certaines de ses vues, par son érudition, mais sa pensée est alors dépassée. Son livre connaîtra un regain d’intérêt sous l’Empire, mais qu’est ce que l’Empire sinon quasiment un retour en arrière après les espoirs soulevés par la Révolution ?
Yves-Marie André est en outre l’auteur d’une Vie de Malebranche, essentielle pour connaître le philosophe, écrite dans des conditions difficiles, alors qu’on le persécute, dont le manuscrit subira bien des vicissitudes et qui ne paraîtra qu’en 1886. Il faut lire cette Vie avec les lettres échangées entre les deux hommes et publiées au milieu du XIXe siècle.
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Pour les ouvrages et écrits de Y.-M. André, voir l’édition posthume des Œuvres du feu Père André, par l’abbé Guyot, Paris, Ganeau, 1766-67, 4 volumes, ainsi que l’édition de l’Essai sur le beau, par Victor Cousin (1843) dotés d’une excellente introduction. Enfin, Le Père André, Jésuite. Documents inédits pour servir à l’histoire philosophique, religieuse et littéraire du XVIIIe siècle, contenant la correspondance de ce Père avec Malebranche, Fontenelle…, publiés pour la première fois et annotés par MM. A. Charma et G. Mancel, Caen, Imprimerie de Lesaulnier, 1844-1856, 2 volumes. Un dernier article, récent à signaler : Annie Becq, « Le père André et le goût de son temps », in : Cahier des Annales de Normandie, Année 1982, Volume 14, Numéro 1 pp. 199-208, ainsi que la thèse de cette chercheuse, Genèse de l’esthétique française moderne, de la raison classique à l’imagination créatrice (1680-1814), Pise, Pacini éditeur, 2015.
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