Louis XIV et la Bretagne
Ecrit par Joël Cornette
1675, année terrible ! Cette année-là éclata la révolte des Torreben (« casse-tête »), des « bonnets rouges » (ou parfois « bleus », suivant la couleur de la coiffure des paysans). Nous sommes alors à l’époque de la guerre de Hollande (1672-1678), une attaque éclair voulue par le Roi Soleil contre une république de « marchands de fromage », vite transformée en une longue guerre d’usure depuis que le 20 juin 1672, les écluses de Muyden ont été ouvertes devant les armées françaises, transformant Amsterdam en îlot imprenable.
Tous ces événements sont apparemment loin de la Bretagne et des Bretons. Non, pourtant, car cette transformation d’une guerre éclair en guerre d’usure a nécessité, pour nourrir et équiper une armée forte de plus de 200 000 hommes, un immense effort financier nécessitant l’imposition de taxes nouvelles. Cause directe de la révolte, qu’on appelle aussi « révolte du papier timbré », désormais, tous les actes judiciaires et notariaux devaient être rédigés sur un papier marqué aux fleurs de lys, tarifé suivant le format et la nature de l’acte (une vente, un contrat de mariage, un inventaire après-décès…). Le timbre (1 sol la feuille) élevait le prix de la procédure et risquait de diminuer le nombre d’affaires, ce qui provoqua la colère des officiers, des notaires et des procureurs. Cinq mois plus tard, un nouvel édit, daté du 27 septembre 1674, réservait la vente de tabac au roi. Elle était désormais affermée à un adjudicataire général qui devait installer des sous-fermiers et des commis. La mesure s’accompagna d’une interruption momentanée de la vente, ce qui provoqua le mécontentement très vif des paysans bretons qui avaient pour habitude – et plaisir – de fumer la pipe et de chiquer. Ce n’était pas tout ! Un autre édit rendit obligatoire une marque sur tous les objets en étain en échange d’un droit, provoquant un surcroît de mécontentement : une partie de la vaisselle des paysans aisés était en étain ordinaire ou étain « sonnant » comme le précisent parfois les inventaires.
Face à cette accumulation inédite de taxes nouvelles, un « ras-le-bol fiscal » affecta les Bretons, presque tous les Bretons, ordres et classes confondus, car cet ensemble d’impôts nouveaux créait des intérêts communs et un front uni, des paysans aux officiers, des artisans aux commerçants, avec pour cible unique l’État royal et « parisien ». D’autant qu’il y avait une autre raison à la fronde bretonne : cette série de taxes imposées passait par-dessus les privilèges de la province, notamment les états provinciaux qui avaient pour charge principale d’accepter, ou non, les impôts nouveaux.
Révolte des villes, révolte des champs
La révolte des villes fut bientôt doublée par une révolte des champs, attisée non seulement par les taxes royales mais aussi par la lourdeur du régime seigneurial. La révolte s’étendit bientôt un peu partout en Basse Bretagne, mais surtout en Cornouaille et dans les pays de Carhaix et de Pontivy. Le 9 mai, alors que le gouverneur de Rennes était contraint de se protéger contre l’insurrection, le bruit se répandit, en Cornouaille, que le marquis de Lacoste, lieutenant pour le roi dans les quatre évêchés de Basse Bretagne, était chargé d’introduire la « gabelle » (impôt sur le sel dont la Bretagne était dispensée). On est proche ici d’un phénomène de panique collective comparable à la « Grande Peur » qui éclatera dans l’été 1789 : le tocsin sonna à Châteaulin et trente paroisses aussitôt prient les armes. Une bande de paysans, armés de mousquets, de fourches et de bâtons, marcha sus au marquis de Lacoste. Blessé à l’épaule, ce dernier promit aux insurgés d’obtenir la révocation des édits avant de parvenir à se réfugier à Brest où il abandonna toutes ses promesses. Au même moment, des paysans mettaient le feu et pillaient un manoir près de Quimper ; les jours suivants les bureaux du papier timbré furent pillés, des châteaux attaqués, des gentilshommes maltraités et tués (mais on ne sait pas combien).
Terrible répression
La lutte des bonnets rouges en cet été brûlant de l’année 1675 fut un peu la lutte du pot de terre contre le pot de fer : la révolte a été sévèrement réprimée par l’armée et les clochers des villages contestataires abattus ; le régime seigneurial n’a subi aucun changement et nulle revendication paysanne n’a été suivie d’effet. Relatant cette révolte à sa fille, Madame de Sévigné évoque la « penderie » des séditieux bretons et les exactions des soldats « qui vivent, ma foi, comme dans un pays de conquête […]. Nos pauvres Bas-Bretons, à ce qu’on vient d’apprendre, s’attroupent quarante, cinquante par les champs, et dès qu’ils voient les soldats, ils se jettent à genoux et disent mea culpa ». Les paysans ont été bien punis de leur rébellion, écrivait de son côté, le 24 septembre, une habitante de l’évêché de Tréguier, qui ajoutait : « ils sont maintenant souples comme un gant, car on en a pendu et roué une quantité. »
Du Chemin, un habitant de Rennes, rapporte dans son journal, à la date du 13 décembre 1676, que plusieurs habitants de la ville et des faubourgs furent battus par les soldats logés chez eux. Tous les soldats ont tellement « vexé les habitants qu’ils ont jeté de leurs hôtes et hôtesses par les fenêtres après les avoir battus et excédés, ont violé des femmes, lié des enfants tous nus sur des broches pour les vouloir faire rôtir, rompu et brûlé les meubles, démoli les fenêtres et vitres des maisons, exigé grandes sommes de leurs hôtes, et commis tant de crimes qu’ils égalent Rennes à la destruction de Hierusalem ».
Au même moment, le père jésuite Julien Maunoir, missionnaire infatigable des campagnes bretonnes, multipliait ses spectaculaires entreprises d’évangélisation : « On les tuait et ils retournaient à Dieu », écrit-il dans son journal de mission…
La fin de « l’âge d’or » de la Bretagne
Au-delà de la révolte de 1675, le règne de Louis XIV marque la fin d’un « âge d’or » économique breton qui durait depuis deux siècles. L’intervention de l’État, cet État royal lointain, et plutôt discret jusque-là, pesa d’un poids de plus en plus lourd à partir des années 1670 sur une économie déjà fragilisée.
L’aboutissement de ce durcissement « étatiste » coïncida avec l’installation définitive de l’intendant, Auguste-Robert de Pomereu, en 1689, chargé, suivant un mot de Saint-Simon, d’« apprivoiser la province ». Au même moment, en raison de la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697), les interdictions de commercer furent multipliées avec les Espagnols, avec les Hollandais, avec les Anglais. Ces interdictions portaient sur tous les produits qui assuraient la richesse de la province, les toiles en particulier, « l’or blanc » de la Bretagne. En même temps, les décisions protectionnistes prises à l’encontre de produits manufacturés étrangers conduisirent à des mesures de rétorsion dont ont été victimes les textiles bretons. En perturbant des relations économiques traditionnelles, lentement tissées depuis plusieurs siècles, la politique « louisquatorzienne » a fait perdre à la Bretagne l’essentiel de ses marchés, et elle provoqua une succession de crises de reconversion qui ont contribué à casser l’élan de secteurs d’entraînement comme le textile et, dans une grande mesure, avec lui, le commerce maritime. Or, l’économie bretonne était une économie comparable, toutes proportions gardées, à celle de l’Angleterre ou des Provinces-Unies, c’est-à-dire une économie extravertie, largement ouverte aux échanges au loin. On peut comprendre pourquoi la pression de l’État central en fut d’autant plus mal ressentie.
Au Siècle des Lumières, la Bretagne se singularisa en se tenant plutôt à l’écart des évolutions et des transformations, notamment économiques, porteuses de modernité, mais c’est bien Louis XIV et sa politique de guerre qui a, en grande partie, « cassé » les ressorts de la prospérité et du dynamisme bretons.
Non, décidément, les Bretons n’ont guère de raisons de porter le Roi Soleil dans leur cœur…