Maupertuis (suite)

2. Berlin

Reçu de façon exceptionnelle à Potsdam, il y rencontre sa future épouse, la belle Éléonore de Borck. Le projet initial du monarque était d’avoir une double direction de son académie en associant Maupertuis, le newtonien, et Christian Wolff, le leibnizien. Une telle configuration était cependant problématique et la guerre de Silésie empêche que Frédéric accorde toute son attention à la réforme académique. Désireux de faire avancer les choses, Maupertuis presse le roi qui l’invite à le rejoindre sur le champ de bataille. Il sera fait prisonnier, détroussé par les Autrichiens à Molwitz en mars et placé en captivité à Vienne où ses relations et sa réputation rendent son séjour assez confortable. L’empereur François se fera un devoir de le dédommager. De nouveau à Berlin, agacé par l’attitude du souverain qui tergiverse et hésite à avancer les fonds qu’il juge nécessaires, il repart en France le 31 mai. Cassini ayant rétracté toutes ses mesures (lettre triomphante à Euler du 14 avril), il s’avoue enfin l’auteur de l’Examen désintéressé, en publie une seconde édition précédée de l’Histoire du livre, et donne des mémoires sur la parallaxe de la lune, sur l’art de la navigation… Il écrit aussi une remarquable Lettre sur la comète le 26 mars 1742 qui illustre son art de la vulgarisation. Sur l’intervention d’un ami breton, le marquis de Locmaria, son portrait en explorateur peint par Tournière, est gravé par Daullé avec un quatrain de Voltaire  et répandu partout. C’est alors qu’il a dû faire la connaissance d’une jeune fille, Anne-Magdeleine Mouton, dont il aura un fils naturel, Philippe.

Le 27 juin 1743, il est reçu à l’Académie française, réception pour laquelle Montesquieu – désormais ami très proche – s’est engagé. Dans son discours, il souligne l’étroitesse des liens entre les lettres et les sciences et rend un hommage à la France. Ses publications se poursuivent : Accord sur les différentes lois de la nature ; Dissertation sur le nègre blanc…, qui montrent la diversité de ses préoccupations puisqu’il passe de la géographie à la cosmologie et à la biologie. Un nouveau voyage à Berlin, les retrouvailles avec Éléonore, les inévitables jalousies parisiennes ravivent son désir de s’établir bientôt définitivement dans la capitale prussienne. Sur son chemin de retour, il passe par Bâle et assiste à la reddition de Fribourg en Brisgau. Le commandant de la place, le maréchal de Coigny, le charge, lui l’ancien militaire, de porter cette nouvelle au roi de Prusse, ce qu’il fait. Sans s’attarder à Berlin, il est à Paris fin 1744.

Sa décision de quitter la France soulève bien des problèmes : son mariage avec une protestante, la vieillesse de son père, ses parents et amis, des reproches d’ingratitude… Dans cette période d’attente, il compose sa Vénus Physique (1745), en reprenant sa dissertation sur le nègre blanc de 1744, ouvrage qui sera complété en 1751 par sa Dissertatio inauguralis metaphysica (sous pseudonyme – publiée en français par les soins de l’abbé Trublet en 1754 : Essai sur la formation des corps organisés), dont l’interprétation de Diderot le placera – à tort, car son propos est autre – dans le voisinage des matérialistes et des athées.

La permission royale obtenue (un académicien ne peut sans autorisation servir dans un royaume étranger), au début d’août 1745, il s’en retourne à Berlin.

Son mariage a lieu en octobre, au palais royal et en grande pompe. Le 15 janvier 1746, il sollicite sa nomination officielle de président de l’académie. Installé dans ses fonctions le 3 mars, dès son arrivée, il lit un travail sur Les lois du mouvement et du repos déduites d’un principe de métaphysique, un discours qui devait avoir des conséquences importantes par la suite puisqu’il sera au centre de la dispute qui va l’opposer à Koenig et Voltaire.

Pendant qu’il séjournait en France, Frédéric avait confié (novembre 1743) le soin de continuer le renouvellement de l’académie à un groupe de personnalités prussiennes qui ne verront pas sans animosité le zèle que met alors ce Français à appliquer son propre programme de réformes. Ce n’est qu’à partir su printemps 1746 qu’il pourra réellement exercer ses nouvelles fonctions et entreprendre l’ouvrage qu’on attend de lui. Dès le 10 mai, il propose un règlement surtout destiné à « mettre les sciences à couvert d’une administration trop despotique ». Muni de tous les pouvoirs, « et rien ne se fera que par lui », président perpétuel, il recrute les nouveaux membres, tous personnages éminents – ce qui ne va pas toujours sans difficultés –, établit définitivement les statuts (en particulier, la priorité de la recherche) et, secondé par Léonard Euler, en relativement peu de temps, fonde la réputation de cette académie. Son rôle ne se limite pas à cette réorganisation matérielle, les sujets des prix proposés, les réactions du philosophe Wolff en 1746, montrent qu’il entend sans l’affirmer officiellement faire de l’Académie un bastion contre la philosophie leibnizienne, même si celle-ci a en son sein des leibniziens convaincus comme Formey, de Jarriges ou Heinius.

Allié aux premières familles prussiennes, habitué de la table royale, il participe aux concerts royaux et fait vite partie du cercle étroit des amis de Frédéric II.

En France, les envieux daubent sur son prétendu manque de patriotisme et l’Académie le radie en janvier 1746 alors qu’elle aurait dû l’inscrire automatiquement comme vétéran. Ces injustices et calomnies le touchent profondément. Début juillet, il apprend que son père, René, va mal et obtient alors de séjourner quelque temps à Saint-Malo et Paris. Malgré le décès paternel, qui l’affecte beaucoup, l’air natal, la rencontre de quelques fidèles et amis, dont le comte d’Argenson et Madame d’Aiguillon, lui font du bien. Louis XV lui octroie une faveur, ce qui montre qu’il est moins honni qu’il ne le croyait : la prorogation de sa pension. Il est en même temps nommé par Frédéric chevalier de l’ordre Pour le mérite. On le suppliera un peu plus tard d’accepter la vétérance à l’Académie…

Cependant, ces difficultés, la disparition de René Moreau, ce grand travail, ces déplacements ont affecté sa santé fragile, la mort de son père n’arrange rien et il souffre d’un mal de poitrine assez grave jusqu’au printemps 1747. Il écrit à Bernoulli ne pouvoir supporter que deux tasses de café par jour. Tous ces soucis n’entravent pas son œuvre de rénovateur de l’Académie. Au cours de cette année, il devra gérer en particulier la crise née des positions prises par Euler contre la monadologie et Wolff, le disciple de Leibniz. Il a aussi à veiller à la bonne impression des Mémoires de l’Académie, se heurte à ceux qui murmurent contre le fait qu’ils sont rédigés en français et il prépare tous les discours qu’on attend de lui, de commémoration comme l’éloge pour l’anniversaire du roi du 24 janvier 1746 ou de réception quand il reçoit par exemple le marquis Paulmy d’Argenson. En général, il présente les (nombreux) écrits du roi. Il cherche (pas toujours avec succès) enfin à recruter les savants les plus réputés d’Europe : Walz, Béguelin, Cramer, Sulzer… Prenant très au sérieux la réputation de son académie, il n’accepte pas que ses membres, se lancent dans des projets scientifiques risquant d’être des échecs et ses veto répétés et autoritaires ne lui apportent pas que des amitiés.

Cette activité débordante, sa santé chancelante ne l’empêchent ni de continuer ses recherches ni d’avoir quelques maîtresses. Il se tourne vers l’étude du chinois, la philosophie et travaille sur un sujet alors très actuel : les vestiges d’une protolangue, Réflexions sur l’origine des langues et la signification des mots, qui entraînent certains lecteurs à le considérer comme proche de l’athéisme ! Dans cette curiosité pour les origines de l’humanité, il publie sa Relation d’un voyage fait dans la Laponie septentrionale pour trouver un ancien monument.

En août 1748, il demande à nouveau l’autorisation de se rendre à Saint-Malo car sa santé s’est de nouveau détériorée : « Je viens encore de penser mourir mon cher ami, écrit-il à Jean Bernoulli le 14 septembre. Pour cette fois, c’était d’une fièvre la plus violente que j’aie jamais eue. […] Dès que j’aurai un peu repris mes forces, je vais prendre l’essor pour aller tout droit à St Malo respirer l’air natal et revoir les lieux nataux que je crois seuls capables de me remettre. » Il ne partira que début octobre et retrouvera ses amis parisiens se partageant entre la capitale et Fontainebleau : les duchesses d’Aiguillon (la fille du comte de Plélo), de Chaulnes, la marquise de Croissy, les d’Argenson, la princesse Talmont, Duvelaer le Malouin, La Condamine, le président Hénault.

À son retour de Saint-Malo, au printemps 1749, il doit apaiser les esprits échauffés par la publication pendant son absence de l’Anti-Sénèque(Discours sur le bonheur) fulminant du Malouin La Mettrie (à son instigation membre de l’Académie depuis fin 1748).

Il songe à Mérian pour la direction de la classe de philosophie, à Haller pour l’anatomie. Le premier acceptera immédiatement à la différence du second, qui déjà membre étranger, ne rejoindra pas Berlin, pour des raisons financières et patriotiques ! Il reçoit encore Koenig et Condillac devient membre étranger en décembre 1749 avant d’Arnaud et Marschall l’année suivante.

Il continue à écrire sur quantité de sujets, accordant toutefois beaucoup d’importance à la philosophie : son Essai de philosophie morale (ébauché vers 1740), des réflexions originales sur le bonheur, est apparemment publié à son insu à Paris et fait quelques mécontents. Son Essai de cosmologie(1750) qui contient sa description du « principe de la moindre quantité d’action » et une tentative originelle et anti-newtonienne de prouver l’existence de Dieu à partir de ce principe qui permettrait selon lui la meilleure synthèse possible de la foi et de la raison (thèse reprise et développée dans son Examen philosophique de la preuve de l’existence de Dieu employée dans l’Essai de cosmologie, (1756)… Ce dernier ouvrage entraîne de nombreuses discussions : les finalistes lui reprochent d’être un cause-finalier et les causes-finaliers d’être un finaliste !

Le 18 juin 1750, il a prononcé un important Discours sur les devoirs de l’Académicien dans lequel en particulier il justifie par son universalité le choix du français pour les Mémoires et insiste sur la solidarité intellectuelle des membres de l’Académie.

Son dévouement pour la cause académique, son intransigeance lui valent bien des inimitiés aussi bien à Paris qu’en Allemagne où ce Français qui impose ses idées dérange à une époque où le modèle intellectuel français perd de son aura. Gottsched par exemple ironise sur ses titres de savant et l’expédition polaire « une de ces bagatelles dont la vanité française tirait gloire pour avoir découvert une chose que Newton et Huygens avaient sue longtemps auparavant » !

Son franc-parler, son attitude parfois hautaine, la certitude de son excellence, ses écrits novateurs, son goût de la mystification littéraire, cette académie allemande dressée à la française, tout cela heurte…

Tous droits réservés François Labbé.

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