Le doux Féli

 

Cette fois, pour cette chronique, pas de  recours à la vieille malle pleine de livres du marin disparu ni à l’armoire remplie de bouquins empilés au fond du bistrot de ma grand-mère, non ! mais deux portraits ou plutôt deux sous-verre qui faisaient le décor de la « salle » avec la photo encadrée du navire transportant les bagnards en Nouvelle-Calédonie et le « casque du Boche » dont je reparlerai un jour. Le premier de ces portraits, incongrus dans un café-épicerie de campagne, était celui de Lacordaire, tout de blanc vêtu, le regard inspiré et respirant la bonté, un gros livre entre les mains ; le second montrant un autre ecclésiastique habillé de noir au regard incisif et sombre. Je les appelai « Sel » et « Poivre ». Poivre me faisait un peu peur, avec son air fiévreux et son expression inquiète. Sel m’indifférait. J’en suis resté longtemps à cette rencontre, les seules pages que je lus un peu plus tard de Lamennais furent celles qui se trouvaient dans le Lagarde et Michard, vite lues et vite oubliées. Bien après seulement, alors que je travaillais sur George Sand, je me suis intéressé aux œuvres de la seconde moitié de sa vie, en particulier  au Livre du peuple, cet extraordinaire ouvrage de combat (sur Gallica) où il analyse les causes de la servitude du peuple et l’incite à se libérer …

*

Hugues Félicité Robert de Lamennais (ou La Mennais) est né le 19 juin 1782 à Saint-Malo et décédé le 27 février 1854 à Paris. Il voit le jour dans une famille de bonne bourgeoisie venant d’être anoblie, de ces familles d’armateurs et de négociants qui ont fait la fortune de la cité corsaire. Il perd sa mère alors qu’il est encore très jeune et ce sera son frère Jean-Marie (1780-1860), le futur fondateur des Frères de l’Instruction chrétienne, qui s’occupera de lui avec son oncle Robert de Saudrais, bibliophile réputé, qui saura faire profiter ses neveux de sa bibliothèque et de son érudition. Il ne suit pas d’études particulières, mais, en véritable autodidacte, il dévore tous les ouvrages qui sont à sa disposition : Platon et Cicéron, Pascal et Malebranche, Rousseau et Voltaire, les Pères de l’Église… Il semble n’avoir effectué sa première communion qu’à l’âge de 22 ans : les événements révolutionnaires expliquant probablement qu’il ne se soit jusqu’alors quasiment jamais préoccupé de religion. L’influence de son frère a été aussi déterminante que celle de son directeur, l’abbé Guy Carron, qui le poussent à s’engager dans la voie de la prêtrise. En 1816, il est ordonné prêtre, mais sans véritable vocation. Dans les années qui suivent, de 1817 à 1823, il rédige son Essai sur l’indifférence en matière de religion en quatre tomes dont le tirage est considérable. Cet ouvrage est salué par Chateaubriand ou Lamartine. Les catholiques pensent avoir trouvé en lui leur champion. Une des thèses principale de Lamennais, en effet, ne peut que séduire en ces années où la religion affaiblie sous la Révolution et l’Empire cherche à se rétablir : le christianisme est la clé de voûte de toutes les conceptions spirituelles et morales de l’humanité. La raison des philosophes doit céder le pas à la raison divine. Enfin, il ne ménage pas ses coups contre « l’athéisme » politique qui ferait de la religion le chien de garde du despotisme pour mieux aliéner le peuple. Collaborateur indépendant de journaux ultra comme le Conservateur ou le Drapeau Blanc, il combat le gallicanisme qui a toujours marqué l’Église de France et s’en prend, en disciple de  Bergier l’antiphilosophe du siècle passé, évidemment à la pensée philosophique issue des Lumières, à l’évidence cartésienne et à l’individualisme qu’elle induit, la vérité étant selon lui dans le consentement universel voulu par Dieu, consentement universel dont la révélation divine serait l’origine et la tradition – l’Église romaine en étant garante – la manifestation. Sa façon de voir, à cette époque, est en harmonie avec celle de Joseph de Maistre, le fondateur de la pensée ultramontaine, mais il s’en détache très vite.

En 1824, il est reçu à Rome en audience par le pape Léon XII, qui, impressionné par ses idées et sa foi aurait probablement souhaité le nommer cardinal « in-petto » en 1826 ! À partir de cette date, il s’éloigne d’ailleurs des thèses monarchistes et son dernier livre, dans lequel il démontre qu’il est néfaste à la religion d’être placée sous la dépendance du politique, son De la religion considérée dans ses rapports avec l’ordre politique et civil, lui vaut une condamnation à une amende en raison de ses positions anti gallicanes. La rupture est totale en 1828 en signe de protestation contre l’édit de Martignac restreignant les libertés religieuses catholiques. S’il croit longtemps que le Vatican, de par son apparente indépendance — il n’a pas encore compris que la papauté est entièrement aux ordres de Metternich et soumise aux despotismes les plus rétrogrades — dans le cercle des nations pourrait imposer les idées qu’il défend et qui équivalent sinon à une révolution au moins au début d’une ère nouvelle, il évolue vite. Avec les journées de 1830, il est renforcé dans sa certitude que le salut de la religion n’était surtout pas dans le soutien inconditionnel de l’État mais dans l’attitude vis-à-vis du peuple et particulièrement des plus démunis. Il est en outre indigné par la timidité du Vatican vis-à-vis du gouvernement français et ne veut pas comprendre qu’à Rome, comme à Paris, le libéralisme dont il commence à faire montre irrite tant il paraît être source d’agitation. La même année, avec son frère, Philippe Gerbet et René-François Rohrbacher, il fonde la Congrégation de Saint-Pierre. Le but du noviciat effectué à Malestroit (Morbihan) est de préparer certains membres du clergé à fourbir les armes intellectuelles dont ils auront besoin pour affronter avec succès le débat d’idées, la philosophie ambiante pour une part et d’autre part pour réduire les arguments du gallicanisme. Il souhaite mettre les spécialistes qui y seront formés au service de l’Église romaine. L’Avenir, le journal qu’il fonde avec Lacordaire, conçu comme le quotidien porte-parole du parti catholique, paraît le 16 octobre 1830. Son sous-titre ne peut manquer d’inquiéter les « bien pensants » : « Dieu et la liberté ». Ce journal, auquel participent les intellectuels les plus en vue (Lamartine, Sainte-Beuve, Hugo…) est parcouru de plus en plus de tendances libérales. Son programme en effet se résume en une revendication de la liberté religieuse et des libertés de conscience, de penser, d’écrire ainsi que de l’exigence certes ultramontaine et traditionaliste de la séparation de l’Église et de l’État, mais conçue comme nécessaire à l’indépendance de cette Église. De ces exigences découlent aussi la revendication de la liberté de l’enseignement et le désir d’en faire bénéficier les classes défavorisées (mais en 1831, sa tentative de fonder une école libre avec De Doux, Lacordaire et Montalembert destinée à mettre en échec le monopole d’une éducation publique ouverte aux indigents n’aboutit pas). Le publiciste qu’il est devenu reprend dans son journal ce qu’il avait déjà formulé dans Des progrès de la révolution et de la guerre contre l’Église (1829) et qui l’avait opposé violemment à l’épiscopat. Ces tendances, nous dirions aujourd’hui gauchisantes, iront en s’accroissant après la cessation de la parution du journal pour des raisons financières, en novembre 1831. Si l’on met entre parenthèses son catholicisme (mais c’est difficile car tout est lié chez lui), la pensée de Lamennais annonce ce qu’on ne tardera pas à appeler le socialisme. Si les intellectuels romantiques accordent de l’intérêt à ce libéralisme chrétien, de telles idées déplaisent aux fouriéristes et saint-simoniens qui voient menacé ce qu’ils considèrent être leur pré carré, mais surtout, elles conduisent les cercles cléricaux d’abord à chercher à faire condamner et à mettre à l’index le journal puis à réclamer la repristination[1] générale de sa pensée. On en fait un Érostrate désireux d’incendier le Temple, un nouveau protestant, et on s’acharne à le déconsidérer auprès des instances religieuses. Si Pie VIII ne semble accorder que peu d’importance à ces menées, en dépit d’un voyage romain entrepris par Lamennais avec Jean Baptiste Henri Lacordaire et Charles Forbes Montalembert pour défendre ses positions et obtenir le soutien du pape, Grégoire XVII dans son encyclique Mirari vos (15 août 1832) l’accuse de tous les maux et dénonce les « excès mennaisiens ». Ses Paroles d’un croyant (1833-1834) dans lesquelles il attaque particulièrement la hiérarchie de l’Église ayant « divorcé avec le Christ, sauveur du genre humain, pour forniquer avec tous les bourreaux », sont sanctionnées par une seconde encyclique : Singulari nos (24 juin 1834). Si le 10 octobre 1832, Lamennais semble accepter le premier verdict, il s’insurge ensuite contre l’attitude de Rome face au libéralisme belge et contre la réaction curiale à propos de la politique religieuse du tsar schismatique Nicolas Ier, preuves s’il en fallait de la collusion inacceptable à son avis de l’Église et des puissants contre les peuples. Après avoir rompu avec les légitimistes et être devenu libéral au sens qu’avait alors ce terme, il rompra avec l’Église au nom du catholicisme démocratique qu’il pense créer. En octobre 1833, mis en demeure par le Vatican d’accepter intégralement l’esprit et la lettre de Mirari vos, Lamennais, le 11 décembre, s’incline formellement, mais quitte les ordres. Ce n’est qu’en 1836 que la scission avec le Vatican est définitive, ce qui ne veut surtout pas dire que Lamennais en finisse avec la foi chrétienne. De plus en plus isolé, il se retire alors sur la propriété de famille de La Chesnaie en Bretagne, où le rejoignent des esprits qui partagent ses idées, dont Maurice de Guérin. Il retournera plus tard à Paris poursuivre son combat contre l’intolérance, la violence et l’opportunisme politique. Empreint d’esprit évangélique et de l’amour du prochain, il collabore au Peuple constituant, dont il est l’éditeur, au Monde (1837) et à Réforme. « Le bon dieu lui-même a besoin de cloches » est son adage. Il sera ce glas au son parfois brutal, rude et âpre. Dans son Livre du peuple (1838) comme dans son Esquisse d’une philosophie (1840-1846) ou dans De la religion (1841), il défend principalement deux idées : la liberté totale de la conscience et la distinction entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel ainsi que la loi d’amour : on ne peut être chrétien quand on n’aime pas son prochain et les républicains, qui ont « une foi ardente en l’humanité » seraient plus proches du Christ que bien des chrétiens pratiquant en apparence. Pour certains auteurs, la montée en puissance du mouvement communiste au milieu du XIXe siècle serait incompréhensible sans l’énorme écho que rencontrèrent ces livres, dont Marx et Engel furent des lecteurs attentifs. En 1848, il prend une part active à la Révolution et il est même élu député de la gauche. Mais son refus de tout compromis l’isole là aussi. Il vit alors dans un quartier pauvre, profondément sceptique. Il mourra entièrement déçu et ce qu’on rapporte de ses derniers instants le montre dramatiquement. « Feli, tu veux un prêtre, n’est-ce pas ? », le supplie sa nièce, alors qu’il est à l’article de la mort. « Non ! » est sa ferme réponse. « Je t’en supplie, le conjure encore la malheureuse nièce ». « Non ! Non ! Non ! Qu’on me laisse en paix ! », auraient été ses ultimes paroles.

Suivant ses dernières volontés, le 1er mars 1854 il est enterré dans la fosse commune du Père Lachaise.

L’importance de Lamennais pour l’histoire théologique est discutable : il s’est toujours situé en marge ou plutôt au centre des tensions causées par la piété romantique, la bourgeoisie montante, l’affairisme ambiant et la politique nationale d’une France postrévolutionnaire et postnapoléonienne cherchant sa voie. Il était condamné à échouer dans ses attaques du gallicanisme, dans son adhésion à un ultramontanisme idéal, dans sa volonté d’en finir avec l’union à bénéfices réciproques de l’État et de l’Église, tout en ne cessant pas d’être fidèle au concept le plus large de liberté et en réclamant la justice sociale. Une impossible quadrature du cercle. Pour Lamennais, il fallait opposer à l’indifférence en matière de religion de ses contemporains, un libéralisme religieux qui ne serait en rien un affaiblissement du dogme mais la base de sa théorie d’une Église nouvelle renouant avec ses valeurs christiques et formant un point d’ancrage solide dans un monde s’appauvrissant sur le plan éthique. Il annonce à la fois ce qu’on appelle depuis Vatican II l’œcuménisme, l’Église des pauvres voire la théologie de la libération d’un Helder Camarra rapportée au prolétariat de la révolution industrielle.

En 1794, mourrait sur l’échafaud Anacharsis Cloots, l’Orateur de Genre Humain, l’annonciateur de la République universelle qui, quoiqu’athée, professait des idées qui n’étaient pas si éloignées de la pensée de Féli. Avant de quitter sa cellule, Anacharsis avait écrit dans une de ses dernières lettres : « Je ne suis pas de mon siècle ». Une parole qui correspond aussi parfaitement à Lamennais vite oublié après sa mort et aujourd’hui étonnamment un peu délaissé. Il est vrai que son écriture n’a ni le charme ni le délié de celle d’un Chateaubriand ou d’un Renan, même si ses Paroles d’un croyant rédigées en versets touchent parfois à la haute poésie et ont fait le charme de plusieurs générations de jeunes gens. Ces deux écrivains étaient comme lui « plantés » dans leur siècle, mais ils étaient aussi des hommes de lettres soignant leur style. Lamennais, impatient et fougueux voulait aller à l’utile, directement, convaincre sans détour et sans arrière-pensée esthétique… Pourtant, Lanson le considérait comme « un grand poète » et le définissait comme « un étonnant visionnaire, un grandiose créateur de symboles, de formes tantôt pathétiques et tantôt fantastiques qui donnent une force incroyable de pénétration à l’idée abstraite qu’elles revêtent ».

*

Charles Le Quintrec, qui avait jadis eu la gentillesse de lire mes poèmes de jeunesse m’avait poliment répondu qu’il en aimait quelques-uns et m’encourageait à continuer. L’un d’eux était celui-ci :

Promenades du dimanche

au fond d’une voiture lente

sentant le plastique et l’essence

entre deux vagues de labours

luisants de pluie

et de feuilles mouillées

route grise

herbes jaunes couchées

foulées.

Ciel d’automne

flaque d’eau au milieu du chemin

où passent sans fin

des nuages lourds et gris.

Or, ce texte est lié aux ennuyeuses promenades que nous faisions en famille, le dimanche, entassés à 5 (plus le chien Capi) dans une Dauphine. Mon père roulait doucement, on s’arrêtait peu et la voiture sillonnait à vitesse réduite les petites routes entre Dinan et Saint-Malo. Un de ces circuits menait de Combourg à la Forêt de Coëtquen. On avait le temps d’apercevoir l’étang de Combourg, les toits pointus du château de François-René et on continuait sur La Chênaie, sa voisine. On s’arrêtait un instant pour distinguer à travers les arbres les quatre grandes cheminées de cette austère demeure. Lamennais n’intéressait vraiment pas le collégien que j’étais et qui pensait alors qu’on ferait mieux de pousser jusqu’à Saint-Malo avec ses plages et ses murailles plutôt que de rôder à 30 à l’heure au milieu de tous ces vestiges d’époques disparues !

 

Indications bibliographiques :

 

Réflexions sur l’état de l’Église en France pendant le 18e siècle et sur la situation présente, Paris 1808.

Essai sur l’indifférence, 4 vol., Paris 1817-1823.

De la Religion considérée dans ses rapports avec l’ordre polit. et civil, 2 vol., Paris 1825-1826.

De l’éducation du peuple, Gent 1828

Des progrès de la révolution et de la guerre contre l’Église, Paris 1829.

Des maux de l’Église et de la société et des moyens d’y remédier, 1832

Paroles d’un Croyant, Paris 1834.

Le pays et le gouvernement, Paris 1840.

Du passé et de l’avenir du Peuple, Paris 1841.

Les Évangiles. Traduction, notes et réflexions, Paris 1846.

Une Voix de prison, Paris 1846.

Lettres de Montalembert à La Mennais, ed. Georges Goyau, Paris 1932.

Correspondance générale de Lamennais, Textes réunis, classés et annotés par Louis Le Guillou, 9 vol., Paris 1971-1981.

Jean-Marie Peigné, La Mennais, sa vie intime à La Chênaie, Paris 1863.

F. Duine, La Mennais sa vie, ses idées, ses ouvrages, Paris 1922.

Michel Mourre, Lamennais ou l’hérésie des temps modernes, Paris 1955.

B.-A. Pocquet du Haut-Jussé, La Mennais — L’évolution de ses idées polit. jusqu’en 1832 (1954), Rennes 1955-1972.

François Tuloup, Dinan 1961 ; La Mennais. et son époque. Sa vie, son Œuvre, son influence, son prophétisme.

Louis Le Guillou, L’évolution de la pensée religieuse. de F. Lamennais, Paris 1966.

G. Hourdin, Lamennais, prophète et combattant de la liberté, Paris 1982.

Philippe Riviale, Lamennais Paris 2006.

Louis Girard, Lamennais ou le devoir de croire. Hildesheim 2010.

 

Tous droits réservés François Labbé.

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