Jeanne MALIVEL (1895-1926) ou la renaissance de l’art breton.

 

Une enfance heureuse et bretonne

Portrait de Jeanne Malivel
Portrait de Jeanne Malivel

Place du Fil, à Loudéac, petite ville des « Côtes du Nord », nait le 15 avril 1895 Jeanne Malivel, dans une famille de commerçants aisés. Ouverts et tolérants, très attentifs à leurs enfants, Albert et Marie Malivel sont très attachés à la culture bretonne, particulièrement à la culture gallèse de Haute Bretagne.

Jeanne se découvre vite une passion pour le dessin dont elle remplit ses cahiers et pour la sculpture (elle sculpte des marrons). Ses parents, conscients de ses dons artistiques, demandent l’avis de Louise Gicquel, professeur de dessin originaire de Loudéac et qui enseigne à Rennes. Impressionnée, elle lui donne des cours et convainc les parents de Jeanne de la laisser se présenter aux Beaux-Arts de Paris. Elle l’emmène d’ailleurs avec elle à Paris et lui fait découvrir l’Académie Julian, une des rares écoles d’art ouvertes aux femmes.

Mais la guerre éclate. Jeanne est infirmière avec sa sœur Marie-Charlotte à l’hôpital militaire de Loudéac de 1914 à 1916. Elle dessine une soixantaine de portraits avec la méthode qui sera la sienne toute sa vie : saisir les expressions des visages rencontrés, en rendre d’emblée les sentiments, la joie, l’angoisse, aller jusqu’au fond de l’âme et ne jamais renoncer à l’humour !

L’aventure parisienne

En 1917, Jeanne a 22 ans, elle expose ses peintures à Pontivy et assiste au congrès de la Fédération régionaliste bretonne, où elle entend un vibrant message du peintre et graveur Maxime Maufra entrainant les artistes à participer à la création bretonne. La vocation de Jeanne en est confortée. Et c’est dès lors la volonté d’allier les héritages de l’art breton et la modernité qui guide ses pas, de Loudéac à Paris et de Paris à Rennes, à la rencontre des plus grands.

A Paris, Jeanne est reçue 14ème aux Beaux-Arts, fréquente l’atelier de Ferdinand Humbert et adhère à la Gilde Notre Dame, association qui réunit des artistes travaillant ensemble au renouveau de l’art chrétien. Conférences, expositions, concerts nourrissent une jeune femme spontanée, joyeuse, solaire, avide d’art et de culture.

Repartie à Loudéac à cause de la guerre, elle revient à Paris, repasse le concours d’entrée aux Beaux-Arts et finit quatrième au général et première en dessin. Elle fréquente l’atelier de Maurice Denis, l’un des théoriciens du mouvement Nabi, qui lui demande de travailler avec lui et Georges Desvallières (pour qui Jeanne conçoit une exceptionnelle admiration) quand ils fondent les ateliers d’Art Sacré en 1919. Mais Jeanne ne veut pas rester à Paris. L’enseignement des Beaux-Arts lui va mal : trop théorique, trop académique ; ses intérêts sont ailleurs. Elle est trop libre et trop créative pour rester dans le cursus classique. Elle s’essaye à tout avec une grande réussite et un travail acharné: peinture, dessin, sculpture, meubles, tissus, gravure. Elle s’exerce à la critique sa plume est parfois acérée !

Jeanne loue un atelier dans le 14ème, rue Notre Dame des Champs avec deux artistes des Beaux-Arts membres comme elle de la Gilde, Renée Trudon, sculptrice et Marguerite Huré maitre-verrier. Elle est très proche d’Anne le Vaillant, peintre originaire de Quimper, de Mania Mavro, peintre ukrainienne, du sculpteur Jorge Robin et du verrier Jacques Le Chevalier.

Un engagement total et plein de raison pour la Bretagne…

A Paris Jeanne rencontre Olivier Mordrelle, condisciple de Maurice Marchal fondateurs de Breiz Atao et issus du Groupement Régionaliste Breton, Jeanne y adhère en 1919 et organise dans son atelier des réunions du groupe. L’idée est que le groupe fédère les Bretons de Paris. Elle rencontre aussi James Bouillé et René Quillivic, René-Yves Creston, Suzanne Candré. Ils se retrouvent au cours de Breton que donne bénévolement Eugène Régnier le soir à la Sorbonne.

L’atelier de Jeanne Malivel , rue Notre Dame des Champs
L’atelier de Jeanne Malivel , rue Notre Dame des Champs

 

Jeanne Malivel donne parfois des feuillets à Breiz Atao mais sans jamais en partager ni les provocations, ni les exagérations. Car, si Jeanne se sent profondément bretonne, elle n’est en aucun cas séparatiste et revendique cette identité bretonne sans jamais renier son appartenance à la France. Cela se retrouve dans le travail qu’elle réalise pour L’histoire de notre Bretagne, ouvrage écrit par Jeanne Coroller-Danio qui paraît en 1922 : elle illustre l’ouvrage d’exceptionnels bois gravés. Le livre, jugé trop nationaliste sera violemment attaqué mais, il n’y a pas de remise en cause la qualité du travail de Jeanne. Or, celle-ci, sans les renier, s’agace des interprétations faites de certains de ses dessins et ne voulant pas être accusée d’autonomisme, refuse la réédition du livre avec ses dessins et rappelle qu’elle n’a pas « épousé les idées de Breiz Atao » et « porte fièrement l’effigie de Jeanne d’Arc ».

Faire épanouir l’art et l’artisanat en Bretagne

Jeanne ne se plaît pas à Paris. Elle rentre alors à Loudéac, peintre, elle se veut surtout « graveur sur bois » tout en dessinant meubles, faïences, tissus. Jeanne sera alors une touche à tout de génie, elle se lance aussi dans le collectage (chansons et contes), dans l’illustration… Pour elle, la culture bretonne doit être reconnue dans toute sa diversité et sa richesse, protégée du folklorisme qui la sclérose. Elle redécouvre l’art breton, il lui est cher et elle veut le renouveler, « l’empêcher de filer trop vers les biniouseries ». Jeanne sent à quel point l’art breton, longtemps riche et créatif s’est figé: la « biniouserie » est partout, dans la faïence, la carte postale, les meubles et le costume traditionnel. Dans le même temps se diffuse un art religieux fade et mièvre, le style « Saint-Sulpice » dont les statues détrônent trop souvent dans les églises et chapelles bretonnes les vieilles statues en bois polychromes.

Son idée est aussi économique : donner du travail aux filles du pays, aux ouvriers et aux artisans locaux afin de leur permettre de vivre au pays. Féministe, elle s’attache à défendre la condition féminine et acquiert à Loudéac de métiers à tisser qu’elle confie à des femmes leur permettant ainsi une certaine autonomie.

En 1923, elle devient professeur aux Beaux-Arts de Rennes et enseigne principalement la gravure.

L’âme des Seiz Breur (les Sept Frères)

Mobilier breton
Mobilier breton

La même année, Jeanne crée au pèlerinage du Folgoët, avec René-Yves et Suzanne Creston le mouvement des « Seiz Breur ». Ce nom renvoie à un conte gallo que lui racontait sa grand-mère et qui symbolise la renaissance, la pureté, la rédemption. Il s’agit de réveiller l’art breton, relancer la créativité, en faire un art vivant, riche de toutes les disciplines et techniques: architecture, artisanat, décoration, littérature, musique, peinture, sculpture, gravure, faïence, vitrail, sculpture, ferronnerie, ébénisterie, broderie, tissage, fresque etc. «La langue et les arts sont l’âme et le cœur d’un peuple et en Bretagne, plus qu’en beaucoup d’autres pays, l’art a toujours été l’expression fidèle de cette âme. »

Le projet se dessine alors de participer à l’exposition internationale des Arts décoratifs et industriels en 1925 en y créant un pavillon complet de la Bretagne dans le style des maisons régionales. Jeanne et les Creston travaillent intensément pour créer maquettes et dessins, mobiliser des artisans et réaliser une œuvre moderne et bretonne à la fois. Mais des désaccords et l’opposition du peintre Jean Julien Lemordant réduisent le projet à la décoration d’une salle commune ou  » Osté », dans l’espace des Côtes-du-Nord. Sur un stand réduit ils présentent avec succès meubles, tissus muraux, broderies, jouets, statuettes, céramiques, poteries, réalisés selon leur conception. Mais le groupe est fragilisé et Jeanne qui en fut l’âme, met fin à son aventure avec les Seiz Breur.

Et la mort, si jeune..

Elle se marie le 16 Juillet 1926 avec Maurice Yung, contrôleur des contributions. Le couple déménage à Vitré. Mais, le bonheur est de courte durée, épuisée, enceinte, malade, Jeanne s’éteint à Rennes le 2 septembre 1926.

Une œuvre d’une grande richesse et d’une incroyable maturité

Pendant les années de sa vie, courte mais féconde, Jeanne a mis son talent et son travail au service de la Bretagne : saints, héros, écrivains, révoltes, batailles, objets, costumes et paysages… Elle mobilise artistes et artisans et les entraine dans des projets, qui conjuguent ses trois engagements artistique, social et féministe.

VIVIANE ET MERLIN BOIS GRAVE - Histoire de Notre Bretagne (1922)
VIVIANE ET MERLIN BOIS GRAVE – Histoire de Notre Bretagne (1922)

Mais, ce sont sans doute les bois gravés qui lui ont permis d’exceller et de donner à son œuvre une ampleur inégalée. Jeanne est l’un des maitres incontestés de la gravure sur bois. Et pourtant, la découverte en est presque un hasard. Jeanne, un soir à la Gilde Notre Dame, lit une étude sur la gravure sur bois d’après les procédés japonais. Emballée par cet art peu répandu mais qui correspond tant à ses aspirations de liberté, de vie et de sobriété, elle pioche des conseils à droite, à gauche mais découvre l’essentiel par elle-même et grave avec un scalpel ramené du temps où elle était infirmière à Loudéac. C’est le poirier du jardin de son père qui lui fournit les blocs de bois qu’elle travaille. Sa technique est simple : elle trace son dessin sur le bois lisse, puis champlève tout ce qui n’est pas couvert par le dessin et joue sur le blanc et le noir ; sa liberté de création est infinie. Le travail est minutieux, précis, exigeant, tous les détails sont là, une grande émotion et un charme infini s’en dégagent. Saints et héros, grandes figures de la Bretagne prennent vie et le résultat est d’autant plus admirables que ces bois sont petits et exigent une remarquable maitrise technique.

NOMINOE Histoire de Notre Bretagne (1922)
NOMINOE Histoire de Notre Bretagne (1922)

Jeanne ne laisse rien au hasard et mène un solide et minutieux travail de recherche, fréquente les bibliothèques, la Nationale et la Bibliothèque Forney, lit des ouvrages d’histoire, dévore les manuscrits irlandais, travaille les formes d’art celtique, prend des notes, réalise esquisses et croquis dans de petits cahiers d’écolier. Elle est même capable de donner une conférence sur l’art celte. Ce travail la rapproche aussi des traditions, du passé, des héritages ; tant de choses qui participent à l’identité bretonne, convaincue que c’est en s’y rattachant « que l’avenir peut se fonder et se développer ».

Sa volonté rejoint ici sa foi, sa sincérité et une simplicité qui montre à quelle point l’œuvre de cette jeune femme est aboutie et d’une exceptionnel maturité  !

 

Françoise le Goaziou