Encore un inconnu, vont se dire les quelques lecteurs de cette chronique ! Un tic ! Une obsession, ces minores bretons ! Eh bien oui ! À quoi bon évoquer Chateaubriand ou Renan que tout le monde connaît ? Pezron, Bougeant, Tournemine, Loaisel, Morvan de Bellegarde, par contre… En effet, ces écrivains que l’on ne connaît plus ou si peu ont été très lus de leur vivant et du point de vue de l’histoire des mentalités, se pencher sur leurs écrits, s’interroger sur les causes (et les conséquences) des succès qu’ils ont connus peut être riche d’enseignements.
L’Armorique littéraire de Marie-Auguste Mareschal (1739-1811) rapporte le jugement de ses contemporains sur ce Breton de Pihiriac (Piriac) « territoire de Guérande » : « On trouve à l’abbé de Bellegarde, assez de facilité, quelquefois de l’élégance, et beaucoup de moralités froides ou triviales. » En bref, un auteur à classer entre les abbés musqués producteurs d’ouvrages insignifiants et les pisse-froid d’une morale dénuée d’imagination. C’est bien entendu une opinion a posteriori car Morvan représentait pour ses contemporains tout à fait autre chose que ce que portrait laisse entendre.
Son père, Jacob de Morvan, seigneur de Norverel, était procureur fiscal d’une terre appartenant aux Tournemine, comme l’indiquera avec ostentation le Père Tournemine dans son éloge du Mercure (1735). Un de ses frères sera avocat au Parlement de Bretagne. À la suite de ses études au collège des jésuites de Nantes, il entre dans la Compagnie et y reste 17 ans, au cours desquelles il se signale par des articles dans le Journal de Trévoux et des publications religieuses, publications qu’il poursuivra d’ailleurs après son départ, des traductions des Pères de l’Église (Jean Chrysostôme en 6 volumes, St Basile, St Ambroise…), et des ouvrages d’auteurs profanes comme Ovide, Horace ou Épictète. Ses contemporains le décrivent aussi comme un prédicateur de talent et un homme peu préoccupé par sa fortune matérielle mais au contraire désireux de faire autant qu’il le pouvait le bien autour de lui. Tournemine rappelle sa fidélité : les deux hommes sont restés amis plus de 60 ans !
Pourquoi cette séparation ? Apparemment parce que, adepte de la philosophie de Descartes dont les œuvres avaient été mises à l’index en 1662, il n’aurait pas accepté qu’on lui interdise l’étude de cette nouvelle vision du monde et du savoir. En réalité, il ne s’est pas vraiment agi d’une rupture au sens fort du terme, mais plutôt d’une prise de distance, d’un besoin de plus de liberté, car il reste en contact avec des confrères comme Dominique Bouhours (1628-1702), l’historien René Rapin (1621-1687) ou le père Pardiès et l’on sait que la position des jésuites (de nombreux jésuites) vis-à-vis du cartésianisme est ambivalente. Descartes, lui-même correspond avec plusieurs amis de la Compagnie, dont le Père Noël, certains jésuites condamnent l’augustinisme des Méditations, d’autres enfin sont « partagés », comme le Père Tournemine. Bellegarde, pour sa part, aurait voulu chercher à concilier religion et raison, philosophie et dogme, ce qui, dans le cas de la philosophie originale de Descartes, était parfaitement possible. On peut trouver au moins quatre raisons à son intérêt pour la cette philosophie. Des raisons d’abord intellectuelles : le jeune jésuite qu’il est a un esprit ouvert (ses œuvres le prouvent) et les perspectives qu’ouvre Descartes de faire table rase des préjugés, de libérer la pensée et de construire un monde neuf sans rejeter la religion ne pouvaient que l’attirer.
Ensuite, des raisons plus sentimentales : on sait assez les liens de Descartes avec la Bretagne, son père Joachim était conseiller au Parlement de cette province.
Enfin, des raisons « biographiques », Descartes était un ancien élève du célèbre collège jésuite de La Flèche.
Le jeune homme reste prêtre et choisit alors de vivre de sa plume, ce qui n’était pas une entreprise aisée à une époque où un auteur ne dispose quasiment d’aucun « droit » et ne peut que, dans le meilleur des cas, s’il n’a pas le soutien d’un mécène, vendre ses manuscrits à un libraire-éditeur. C’est ce qu’il fit d’abord avec en contrepartie l’exigence de beaucoup écrire pour pallier l’irrégularité des revenus et la rapacité des éditeurs. Enfin, écrivain de métier, il n’est pas question qu’il écrive ce qui lui plaît : il doit tenir compte de l’horizon d’attente de son public, des modes et des désirs. C’est en ce sens que ces « écrivains à la toise » sont particulièrement intéressants pour le lecteur moderne désireux de connaître l’époque où ils vécurent. Dans cette optique d’une « demande » du public, en 1697, il fait paraître une traduction du livre de Las Casas sur les ravages des Espagnols dans ce qu’on appelait alors les Indes, et aligne les « Histoires » monumentales, que chacun veut avoir dans sa bibliothèque : de Rome, d’Espagne (en adaptant Mariana – Montesquieu se sert de son livre). Il rédige également le début d’une Histoire générale des voyages (1707), qui est un projet gigantesque, en un temps où la découverte de « l’autre » fascine toujours. Enfin, il devient un spécialiste de la littérature des « comportements sociaux », de sortes de manuels du bien vivre : Réflexions sur ce qui peut plaire ou déplaire dans le monde (1688), Réflexions sur le ridicule et sur les moyens de l’éviter (1696), Réflexions sur l’élégance et la politesse du style (1695), Modèles de conversation (1697), tous ces « usuels », ces vade-mecum qui se vendent bien dans une société où les messieurs Jourdain sont de plus en plus nombreux et rêvent de porter un jour des talons rouges, d’aimer une marquise ou de partager l’idéal de l’ « honnête homme »… Il faut bien vivre !
Pourtant ce côté « mercenaire » des lettres lui laisse sinon le choix de traiter ce qu’il veut parmi les sujets en vogue, au moins la manière de les aborder et de faire ressortir ce qui correspond le plus à ses propres tendances.
Lorsqu’il quitte les jésuites dans les années 1680, un grand débat traverse la société française, débat qui va intéresser le cartésien qu’il est : celui de l’émancipation des femmes. Les salons de Madeleine de Scudéry (1607-1701), du président du Parlement Chrétien-François de Lamoignon (1644-1709) résonnent de ce thème que les salons du premier demi-siècle avaient déjà « lancé » et pour lequel la « fille » de Montaigne, Mademoiselle de Gournay (1565-1645), avait ferraillé de sa plume acérée (1622, Égalité des hommes et des femmes). En 1672, Les femmes savantes avaient d’autant plus ravivé le débat déjà illustré en 1659 avec Les Précieuses ridicules qu’un jeune auteur, Poullain de la Barre (1647-1723), répondit à Molière avec éclat en s’appuyant sur Descartes et posa solidement la question des sexes : De l’égalité des deux sexes. Discours moral où l’on voit l’importance de se défaire des préjugez (1673, 7 rééditions jusqu’en 1692).
Morvan de Bellegarde qui ne se préoccupe pas des Méditations (1647) paraît surtout avoir été marqué par le Discours de la Méthode (1637). Or, Descartes y fournit de nouveaux arguments à cette question cuisante de l’égalité de l’homme et de la femme.
Pour lui, l’esprit rationnel participe d’un ordre différent de celui qui anime la matière et ce postulat est vite considéré comme une base du discours féministe. La raison est désexualisée pour ainsi dire et l’égalité intellectuelle entre les deux sexes paraît avec cependant pour conséquence, comme le pensera la nièce et filleule du philosophe, Catherine Descartes, le fait que l’esprit doit diriger le corps et la raison s’imposer à la matière : la volonté force le dépassement des passions : Catherine refusera de se marier. Chassez les préjugés contre l’inégalité féminine par la porte, ils rentrent par la fenêtre sous l’aspect d’un corps, d’une matière « hystérique » qu’il convient alors de dompter !
Morvan de Bellegarde a médité tout cela. Il voit le succès de Poullain, lui aussi cartésien convaincu, partage largement ses réflexions. Il a donc l’idée de publier à son tour un ouvrage qui intéressera le public qui se passionne pour cette question de la situation de la femme : ses Lettres curieuses de littérature et de morale (1702), que tout le monde peut lire aujourd’hui sur Gallica et qui eurent un grand succès (rééditions 1702, 1720, 1730, 1761 (La Haye), 1705, 1707, (Amsterdam) ; 1708, 1709 (Bruxelles) ; Paris, 1729, Leipzig 1760…. Traduites en anglais dès 1705 (Londres) et 1715 en allemand (Leipzig), en italien… L’influence de Bellegarde est attestée sur des penseurs comme l’Espagnol Benito Jeronimo Feijoo (1676-1764) Defensa de la mujeres, 1726, ou l’Allemand Carl Friedrich Pockels, Versuch einer Characteristik des weiblichen Geschlechts, Hannover, 1802.
Il s’agit d’un échange de lettres fictives entre une dame de la Cour et l’auteur. L’ouvrage est dédié à la duchesse du Maine, Marie-Anne-Louise-Béatrice de Bourbon-Condé (1676-1753), écrivains, poétesse, férue de Descartes et Gassendi, « exemple vivant » selon l’auteur de ce que pourraient être les femmes si on ne les éduquait pas à des petits riens qui « étouffent leur vivacité » (et future passionaria des complots contre le régent Philippe d’Orléans). Déjà, plusieurs de ses livres précédents avaient été adressés à son époux, le duc du Maine et, en remerciement, celui-ci lui avait procuré le poste d’inspecteur du livre auprès de l’imprimerie de Trévoux.
Un avertissement explique le « fonctionnement » de son livre : une dame doit séjourner dans sa campagne quelque temps et s’est adressée à lui afin qu’il lui procure des « réflexions » sur des thèmes qui l’intéressent. Une courte lettre de cette dame effectue la demande et l’abbé y répond longuement. Le séjour terminé, la dame a pensé qu’il fallait publier ces lettres et leurs réponses qui, conçues à l’origine comme un simple « amusement », le dépassent largement et pourraient « entrer dans les conversations des personnes polies », il faut entendre « aux femmes de la bonne société ». Une finalité pédagogique donc, d’autant plus que poursuivant une réflexion commencée dans son ouvrage sur le ridicule il affirme sans ambages : si la conversation des femmes est souvent si insignifiante « c’est parce qu’elles ne savent rien » et que leur absence d’éducation les réduit à des « bagatelles ».
Cinq demandes sont ainsi faites, auxquelles il est répondu avec précision et compétence en évitant comme l’abbé le souligne la trivialité et l’enflure pédantesque. La première lettre pose la question du « bon goût ». La seconde porte sur l’histoire et la littérature en général, la troisième sur les différences de mœurs entre les Anciens et les Modernes (Bellegarde est un Moderne), la quatrième sur l’épineuse question de l’égalité des femmes avec les hommes sur le plan de l’esprit et la cinquième sur les pièces de théâtre. Ces conversations par lettres sont reliées par une thématique commune : le refus des préjugés et des visions simplistes, l’horreur de l’argument d’autorité, la 4e lettre concentrant toutes les remarques allant sans ce sens sur le cas particulier de la situation faite au « beau sexe ».
Dans le cadre de cette notice nous ne parlerons que de la première et de la quatrième lettre en conseillant aux lecteurs de lire tout l‘ouvrage car il est riche d’idées (sur le roman, sur la tragédie, sur la querelle des Anciens et des Modernes…) et écrit dans une langue parfaite.
La première réponse de l’abbé de Bellegarde démontre la complexité de sa pensée. En effet, il affirme en bon cartésien que « Le goût est exquis quand il est réglé par la raison. [… ] Il est l’effet d’une raison droite et éclairée ». Cependant, avec une approche qui annonce le sensualisme du siècle suivant et qui est assez originale, il rappelle que tout savoir passant par les sens, et ceux-ci dépendant pour une part de la conformation des organes, en matière de goût, il ne peut y avoir de jugement définitif. Ce « cartésien » entaché de pyrrhonisme ne fait guère la part belle aux idées innées ! Et il va plus loin : si les personnes de qualité paraissent avoir un meilleur sens du bon goût, proclame-t-il, c’est en raison de leur éducation et aussi d’organes plus réceptifs, car mieux nourris, préservés des efforts et des difficultés qui les émoussent. Enfin, il critique le poids des modes futiles en France, les mauvais professeurs qui gâchent les talents non encore éclos, les savants ennuyeux et imbus d’eux-mêmes qui détournent de la science et du savoir…
Dans la quatrième lettre, d’emblée, il part d’une affirmation : « Pour moi, […], je crois qu’elles pourraient remplir les plus grands emplois si on les leur confiait, et atteindre à la perfection des sciences si on les y appliquait de bonne heure, et qu’on leur donnait la même éducation qu’aux hommes. » Cependant « la coutume, les préjugés, la loi du plus fort les ont insensiblement assujetties aux hommes » à tel point qu’elles y croient elles-mêmes ! Il pense deviner les raisons de cette discrimination : les hommes ont peur de perdre des avantages qui ne sont fondés sur rien. S’il concède tout de même une moins grande force physique qui justifie certaines des exclusions dont elles sont victimes, « Les talens des femmes ne se renferment pas dans l’enceinte de leur ménage ; elles sont capables, comme les hommes, des connaissances les plus sublimes, puisque l’esprit n’a point de sexe. »
En outre, il reconnaît au sexe faible une supériorité naturelle : elles sont plus conviviales, plus urbaines, ont plus de cœur, maîtrisent mieux la parole même quand elles sont peu éduquées.
On se complaît pourtant à répéter ce préjugé de l’infériorité féminine alors que : « […] l’expérience détruit tous les faux raisonnemens que l’on fait à leur préjudice ; puisqu’une infinité de femmes ont donné, dans toutes les occasions, des marques d’un esprit solide, d’une haute sagesse, d’une éminente vertu ; on en a vu qui ont gouverné les plus grands empires avec autant de prudence et d’équité qu’eussent pu faire les hommes les plus accomplis. La vertu héroïque et militaire, qui semble incompatible avec la douceur, et la timidité de leur sexe, s’est trouvée en quelques femmes dans un éminent degré, et peut-être en verrait-on des exemples plus nombreux si on les mettait plus souvent à l’épreuve ; mais la dépendance où on les tient les empêche de se produire. » La suite de la lettre démontre l’inanité des reproches faits aux femmes, leur légèreté, leur incapacité à comprendre les sciences, la théologie qui leur serait impénétrable, ces femmes savantes qui ne seraient que des précieuses ridicules, l’incapacité féminine à écrire de grands livres ou à exceller dans les beaux-arts et il rappelle « quantité d’exemples de femmes héroïques » dont on tait généralement le nom : Deborah, Judith, Sappho, Marguerite de Valois, Elisabeth d’Angleterre, Marie Stuart…, et quand cette inanité n’est pas assez illustrée, il montre que tel ou tel défaut incriminé appartient de toute façon aux deux sexes !
Pour être juste, ce plaidoyer vibrant en faveur de l’égalité des hommes et des femmes doit beaucoup à Poullain. Bellegarde y a ajouté quelques vues personnelles dont une appréciation novatrice de l’importance de l’environnement social sur l’épanouissement des individus, son érudition et une langue d’une grande pureté.
Ceci dit, au fond, je crois que cet homme solitaire, éperdu de divertissement au sens pascalien du terme, qui passe ses jours et ses nuits à traduire et écrire, cet habitué de la Cour de Sceaux, a construit toute son œuvre pour aboutir à ces 140 pages de sa quatrième lettre sur la condition féminine. Pourquoi ? À cause de Descartes ? Certainement ! Pour profiter de l’aubaine Poullain de la Barre et d’un public demandeur ? Bien sûr ! En raison d’un sens aigu de l’équité et de l’honnêteté intellectuelle ? Certainement ! Mais il y a plus : cet abbé aimait les femmes…
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À partir de 1716, il cessera d’écrire et se consacrera à sa vie religieuse, voyant disparaître avant lui presque tous ses amis. Il se défait aussi de tout ce qu’il possède et envoie ses livres et manuscrits à « un curé de Bretagne » de sa connaissance.
Après avoir perdu l’usage des jambes et la vue, Bellegarde se retirera dans la communauté de prêtres de St François de Salles, à Paris et y mourra en 1734.
Dans le Mercure de France, son compatriote breton, le père Tournemine, ami également des ducs du Maine, lui consacrera une courte notice nécrologique qui insiste sur sa profonde religiosité, sur la beauté de sa langue et sur son acharnement au travail : « […] il a donné au public presque autant d’ouvrages qu’il a vécu d’années ».
NB. Sur le succès du livre de Bellegarde, sur son rôle comme transmetteur des thèses de Poullain de la Barre, on se reportera à l’article de Christian von Tschilschke, « Weil de Verstand kein Geschlecht hat » – Jean-Baptiste Morvan de Bellegarde (1648-1734) als Vermittler des « cartesianischen Feminismus », in : Frauen, Philosophie und Bildung im Zeitalter der Aufklärung, 2010. Sur la biographie voir Le Mercure de France (1735), le bel éloge du Rennais Tournemine.
Voir encore Olivier de Gourcuff, « Un moraliste breton, l’abbé de Bellegarde », in Revue de Bretagne et de Vendée, 2, 1887.
Plus loin : L’examen des préjugés vulgaires (1704), du jésuite Claude Buffier (ami de Mme de Lambert), Les avantages du sexe ou le triomphe des femmes (1698), par C-M.D. Noël, Traité de la morale et de la politique (1693) d’Élisabeth Suchon (1631-1703), La Nouvelle Pandore ou les femmes illustres du siècle de Louis XIV (1698), de Guyonnet de Vertrons…, qui n’ont pas eu le succès international de Bellegarde !
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