Dans mon enfance, ma mère m’envoyait chaque semaine au bureau de tabac de l’avenue du Cimetière de l’Est à Rennes pour aller chercher ses Bonnes soirées. Je passais par un raccourci qui me permettait de grimper sur un mur et de jouer les équilibristes. Cette ruelle sombre et délaissée, abandonnée aux « mauvaises herbes », avait pour nom « rue François Duine », François, comme moi. Ce Monsieur Duine, mort à 54 ans (ce que je trouvais bien âgé) m’était ainsi sympathique, et sa rue, presque toujours vide était ma rue…
François Duine est né à Dol-de-Bretagne le 8 mai 1870 dans une famille modeste puisque son père (né à Pleine-Fougères) était journalier et que sa mère, originaire de Baguer-Pican, exerçait le dur métier de blanchisseuse. Il sera élève du collège de Dol, puis entrera au petit séminaire de St Méen-le-Grand, et au grand séminaire de Rennes à partir d’août 1887. Comme Zola, il n’obtiendra pas le baccalauréat. Il faut davantage y voir la preuve d’une personnalité forte que d’insuffisances : ses maîtres lui reprocheront ainsi un caractère frondeur et le goût du paradoxe. Nous dirions de nos jours qu’il avait un esprit critique, une qualité qui lui restera toute sa vie et qui n’était pas forcément demandée ni aux candidats à cet examen ni au prêtre de l’Oratoire qu’il deviendra. En 1893, après son ordination, il intègre en effet cette congrégation réputée. Depuis quelque temps déjà il s’intéresse à ce que nous appellerions aujourd’hui les cultures régionales. Ces recherches le mettent en relation avec sa voisine de Saint-Suliac, Elvire de Preissac, comtesse de Cerny (1818-1899), alors la doyenne des écrivains de Bretagne et folkloriste passionnée. À Pâques 1893, il lui rend visite et préface ses Contes et Légendes de Bretagne, après les avoir annotés et corrigés. C’est par l’intermédiaire de cette dame alors fort âgée qu’il entrera en contact avec quelques membres des milieux scientifiques et littéraires de Paris et qu’il pourra commencer sa carrière hors de Bretagne.
Il est nommé professeur au collège de Saint-Lô de 1894 à 1898 puis au prestigieux collège de Juilly, le collège de La Fontaine et de Montesquieu, de 1898 à 1901.
À partir du 17 février 1902, il devient, à sa demande, vicaire au bourg de Guipel, en Ille-et-Vilaine. Il y passe un peu plus de deux années difficiles, car ce jeune prêtre qui a fréquenté des milieux prestigieux, qui s’intéresse à la recherche historique, qui écrit, a du mal à intégrer complètement une situation qu’il a certes désirée dans cette paroisse rurale, mais ou lire est compris comme une « marque de peu de bon sens ». Il confiera dans son journal sa difficulté à vivre : « Je me cache d’aimer les livres […]. C’est un péché », écrit-il alors à un ami. Lorsqu’il rencontre des prêtres semblant se vouer comme lui à l’étude et aux livres, il est vite déçu par leurs méthodes, leur conception « ecclésiastique » d’une recherche qui s’incline sans question devant le dogme. Cette solitude intellectuelle l’amènera près de ce qu’on appelait alors la « neurasthénie », une dépression qui ne laisse pas sa santé physique intacte et, en haut lieu, on comprend que ce jeune homme n’est peut-être pas fait pour végéter dans sa paroisse. Pourtant, au cours de ces mois pénibles, il n’abandonne pas les travaux qu’il poursuit depuis plusieurs années déjà et recueille le patois, les légendes, l’histoire de Guipel et de son canton.
En septembre 1904, il est donc nommé quatrième vicaire de Saint-Martin de Vitré, la patrie de La Borderie. Il y trouve évidemment de meilleures conditions de vie, des relations plus enrichissantes et un milieu plus propice à ses penchants. Il dispose également de davantage de temps pour ses travaux et peut le faire au grand jour.
Le 10 novembre 1906, poussé par des amis universitaires, il devient aumônier des lycées de garçons et de filles de Rennes, une situation qui lui permet d’être à la fois le prêtre qu’il souhaite demeurer et le pédagogue qu’il n’a jamais cessé d’être. En même temps, ce poste est à la jointure de l’Université et de l’Église, à une époque – celle de la « Séparation » – où les rapports entre ces deux institutions sont certes plus que tendus, mais cette situation lui permet d’assumer pleinement les différentes facettes de sa personnalité : le chercheur rigoureux, l’historien méthodique, le partisan d’une vraie tolérance, de l’ouverture d’esprit et l’homme de foi. Il se trace d’emblée un itinéraire précis et humaniste : « Aimer mon siècle pour faire aimer l’Église ». Son œuvre est d’ailleurs marquée de succès : il fréquente les milieux universitaires, s’y fait de nombreux amis et, alors qu’à son arrivée les lycées ne comptaient que 13 communiants, sans rien exiger, il en présente bientôt 73 ! Il rédige de petits manuels pour les enfants du catéchisme, qui rompent avec les habitudes et la routine ennuyeuse comme son Petit manuel du jeune pénitent (1908) et son Petit traité des passions (1913). Son désir est d’« écrire un livre de piété pas bête, très intéressant, capable de faire réfléchir les jeunes gens au goût d’une vie morale intense. » À côté de ses activités « professionnelles », ce clerus dolensis comme il affectait de se nommer lui-même, il est comme ses ancêtres les clercs du Moyen Âge, un savant, un érudit qui sacrifie tous les instants qu’il a de libres à la recherche et à l’étude. Il n’accorde aucune importance à l’aspect matériel de l’existence et mène une vie d’ascète, ce qui lui sera en partie fatal, ses dernières années étant marquées par de graves ennuis de santé : le cœur, les rhumatismes, l’angoisse de la cécité…
À son retour en Bretagne, il a choisi de publier sous le nom d’Henri de Kerbeuzec, une manière de ne pas se mettre en avant face à sa hiérarchie ou à ses paroissiens. Une seconde identité aussi : le double du prêtre, le chercheur, est décidément breton (aristocrate !) et « laïc » !
Particulièrement attentif à l’histoire sous toutes ses formes (économique, religieuse, religieuse, politique…), avec comme point d’ancrage la Haute Bretagne, il s’intéresse au folklore breton, particulièrement à celui de la région de Dol « D’une manière habituelle, écrivait-il, je prends le mot folklore pour désigner les récits oraux du peuple et le mot tradition pour désigner les récits écrits des clercs. Mais le folklore dérive parfois de la tradition, et la tradition ne fut souvent, à l’origine, que du folklore. » (Inventaire liturgique de l’Hagiographie Bretonne, H. Champion — Paris – 1922). Il collecte et recueille les légendes se rapportant aux saints bretons comme saint Samson ou saint Pol et apporte des vues très modernes sur l’hagiographie. Il étudie les généraux des paroisses, les bréviaires et les missels des abbayes et des églises de Bretagne. Il consacre deux monographies à Guipel, « fouine » dans les dépôts d’archives pour y découvrir des documents inédits et publie des lettres inconnues de Bretons célèbres comme Duclos, Chateaubriand, Lamennais… Il éclaire la pensée et l’action de ce dernier dans des ouvrages brillants. Il consacre une biographie à un évêque de Dol, prédécesseur de Bossuet (nommé évêque de Dol en 1693). Il écrit sur le schisme breton et la métropole de Bretagne, et consacre un gros ouvrage à sa ville natale, des origines à 1789. C’est surtout de 1906 à sa mort qu’il donne la mesure de ses talents. Il se prive de tout pour passer ses « vacances » à la Bibliothèque Nationale ou au British Museum, et y étancher sa soif de documents authentiques. Parallèlement, il publie des études littéraires. Quand il mourra, il laissera quantité de projets et de manuscrits inachevés sur Chateaubriand, sur Renan, sur les cantiques d’Armorique. Tout au long de sa vie, il cultivera aussi une passion particulière pour l’archéologie.
Cette curiosité pour tous les aspects de la pensée a été résumée par Georges Dottin : « Ce qui étonne le plus, dans ce prodigieux labeur, c’est que le même homme ait été capable, avec la même perfection, de recueillir des chants populaires, de dresser de scrupuleuses et abondantes bibliographies et d’écrire avec art de pénétrantes études littéraires. Tout atteste chez lui une culture générale peu commune ».
Ce qui le distingue particulièrement, c’est le culte qu’il voue à la vérité et, de cette vérité, il pense en approcher par la découverte du document original, par son exégèse, par les recoupements qui permettront de vérifier telle ou telle assertion.
Son travail est salué par les universitaires les plus réputés. Georges Dottin est son ami ; en 1918, B. Pocquet du Haut-Jussé lui rend hommage dans son compte rendu d’Histoire féodale des marais, territoire et église de Dol. Enquête par tourbe ordonnée par Henri II, roi d’Angleterre(Bibliothèque de l’École des Chartes). Ce texte latin devait être publié avec bibliographie, traduction et notes par Jean Allenou, un autre ami de F. Duine. Il le sera par ce dernier auquel Jean Allenou a légué ses notes avant de décéder (Paris, Champion 1917). B. Pocquet du Haut-Jussé le félicitera d’avoir réalisé le vœu de La Borderie en 1862 réclamant une édition critique de cette Enquête et il ajoutera : « Ce travail de Messieurs Allenou et Duine est, en un mot, excellent et il peut être proposé pour modèle aux jeunes chercheurs bretons. »
Enfin, ce prêtre était un adepte de la liberté intellectuelle. Pendant la guerre, ses supérieurs lui interdiront de continuer à publier ses travaux : persuadé avec raison de la nécessité scientifique de son travail, il publiera tout de même en se servant à nouveau de pseudonymes.
Sa bibliographie compte plus de 320 articles et ouvrages publiés !
Il s’éteint prématurément usé, le 5 décembre 1924. Un imposant cortège universitaire suivra son enterrement en l’église Saint-Hélier de Rennes.
Georges Dottin, dans l’hommage qu’il lui rendit dans les Annales de Bretagne au lendemain de son décès, rappelait qu’il n’y avait quasiment pas de numéro des Annales qui soit paru depuis le tome XII (1897) sans une ou plusieurs contributions de François Duine, celles-ci commençant par des recherches sur le patois et les chansons du pays dolois.
On se reportera pour avoir une vision complète de la vie intellectuelle et de la personnalité de François Duine à ses Souvenirs et observations édités par Bernard Heudré aux P.U.R. (2009), ce livre découvert à Bécherel et qui m’a donné envie de connaître davantage cet auteur, même si se procurer ses livres ou articles n’est pas toujours aisé.
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