Émile de Wogan, un aventurier dinannais

Portrait couleur François Labbé
François Labbé

Il y a deux ans mourait un acteur très connu en Allemagne, Pierre Brice (Brest 1929), un Breton quasiment inconnu en France et a fortiori en Bretagne.

Sa célébrité venait du rôle qu’il avait tenu dans plusieurs films ayant pour sujet un roman de celui qui est peut-être le plus grand auteur de romans d’aventures de la littérature germanique : Karl May. Dans le rôle de Winnetou, l’Indien valeureux et vertueux, à partir de 1962 (Le trésor du lac d’argent), il aura un succès incroyable et, sans risque de se tromper, il fait partie de la mémoire collective allemande moderne.

Karl May, qui est un peu le Fenimore Cooper allemand ou le Gustave Aimard (1818-1883) français, est aussi connu dans son pays que Jules Verne (autre Breton) chez nous. Il est probablement l’écrivain le plus lu en langue allemande mais aussi le plus adapté au cinéma, à la télévision, dans les bandes dessinées voire actuellement les jeux vidéo. On le voit aussi mis en scène au théâtre et les festivals qui se font en son honneur (comme celui très célèbre de Bad Segeberg – 65e édition actuellement ! ) sont nombreux. Il existe un Maison Karl-May, des revues, de nombreux sites sur le web qui lui sont consacrés. Une édition populaire en 70 volumes de ses œuvres est régulièrement rééditée mais il y a aussi une édition savante (99 volumes) pour ceux qui s’intéressent à la genèse de son œuvre. Nombreux sont enfin les Allemands qui ont appris à lire dans un de ses livres ou dans une version pour « débutants » ! Il était l’auteur préféré d’Albert Einstein mais aussi d’Hitler…

Karl May naît en 1842 dans une famille pauvre et souffre de cécité jusqu’à 5 ans. À la suite de différents déboires, il se retrouve en prison et y découvre Bas-de-Cuir, Fenimore Cooper. Il vient de découvrir sa voie : le roman d’aventures. En 1874, le premier tome de Winnetou est un grand succès et il poursuit sur sa lancée : romans de l’Ouest et romans centrés sur le Moyen-Orient. Il est tout de suite un auteur de jeunesse incontournable, mais un auteur que les adultes apprécient également.

Je ne me pencherai pas davantage sur la vie (fascinante) de ce petit bourgeois un peu « roublard » qui raconte les histoires les plus haletantes et les plus exotiques. Ce n’est pas le but de ces notices ; si le lecteur souhaite connaître Karl May, les références biographiques ne manquent pas et on trouve aisément quelques rééditions en français de ses livres.

J’ai commencé par évoquer le Breton Pierre Brice/Winnetou, je voudrais me pencher maintenant sur un autre Breton : le dinannais Alexandre de Wogan, car Karl May s’est inspiré de ses écrits. En effet, de Wogan, ancien sous-officier ayant participé à la « conquête » de l’Algérie avant d’aller chercher fortune en Amérique était revenu plein d’usages et raison en France et surtout la tête tourbillonnant de ses voyages, de ses expériences et des rencontres faites, car que faisait-on le soir à la veillée dans le Nouveau monde sinon se raconter des histoires toutes plus fameuses les unes que les autres ? Il se met donc à écrire, à raconter ses souvenirs et à les mettre en forme : souvenirs de voyages, romans qu’il publie souvent sous le pseudonyme de Dartagnan. Le Tour du monde publie en feuilleton certaines de ses contributions avec des illustrations, articles qui sont traduits et repris par un journal allemand : Malerische Länder- und Völkerkunde (Contrées pittoresques et anthropologie). Or, Karl May est abonné à ce journal et lui qui n’a que très peu voyagé (il ne se rend aux Etats-Unis qu’en 1908) va utiliser les travaux d’Alexandre de Wogan pour ses propres œuvres[1]. Winnetou est en quelque sorte la prolongation du bon sauvage tel qu’on le concevait au XVIIIe siècle en y ajoutant la prouesse des chevaliers. Il est le descendant de l’Outagamiz de   Chateaubriand (Les Natchez) ou des Chingachgook et Uncas de Cooper, puis des héros de Thomas Mayne Reid, de Joseph Morlent et de Gabriel Ferry… Dans un article remarquable, Herta-Luise Ott a bien montré la dette de Karl May envers ce dernier auteur et son Coureur des Bois (1850) [2] auteur que Rimbaud lisait aussi avec plaisir en 1870 chez Isambard et on se rappelle la première strophe de Bateau Ivre :

Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs[3].

Il semble qu’Émile de Wogan, pour sa part, lui ait surtout fourni des anecdotes et les cadres de certaines de ses aventures même si certaines analogies ont pu frapper[4].

Il n’en reste pas moins que celui-ci a connu de son vivant en France une belle réputation d’auteur de romans d’aventures et de voyages exotiques.

Militaire puis télégraphiste de métier, car il faut bien vivre (sous ce rapport il fait penser à Pavie) inventeur et voyageur, le baron de Wogan, d’origine irlandaise, est le descendant du capitaine Wogan, qui au XVIIe siècle est du parti jacobite (voir Waverly de Walter Scott). Il suivra le Prétendant en France, à Saint-Germain, entrera dans le Régiment de Dillon au service de Louis XIV puis s’établira en Bretagne. L’écrivain voit le jour dans l’hôtel particulier de la famille 7, Grande-Rue à Dinan [5]. En 1848, le baron Émile de Wogan, après avoir été spahi, commande un bataillon de la gendarmerie départementale et, en 1860, il devient « directeur du télégraphe » à Saint-Sever (Landes). De 1850 à 1852, il voyage donc en Californie où il croit révolutionner la recherche d’or, puis se rend au Nevada et en Utah. Il fait paraître un extrait du récit de son voyage dans Le Tour du monde illustré en 1860. Il est (après La Hontan) le premier voyageur français qui ait publié un récit de ce type sur l’Amérique du Nord. Le pittoresque de sa narration connaît un grand succès et une carrière d’écrivain s’ouvre à cet homme qui, s’il a mené une vie aventureuse ne manque pas d’imagination.

Sa production littéraire est énorme et il touche à tout.

Hetzel publie d’abord ses Voyages et aventures du baron de Wogan (1863), qui seront une mine pour Karl May.

Il est ensuite l’auteur de romans d’aventures (et de nouvelles) qui se déroulent en Amérique ou en Asie (Du Far-West à Borneo, Le Pirate malais, Six mois dans le Far-West, Dolorita. Une tombe dans les forêts vierges, Voyages du canot en papier le « Qui Vive » et aventures de son capitaine.… etc. Il produit aussi un grand nombre de « guides » permettant de faire face à toutes les situations de la vie : Manuel des gens de lettres, La Vie à bon marché, ouvrage accompagné de 50 menus et recettes culinaires, Le bien-être et le pauvre, Casse-cou ! ou Métropolitain « versus » Grand central parisien, Epitome de yachting, Guide du grand monde, ou Tout-Europe, annuaire international des chefs de la noblesse et de la haute aristocratie européenne, Manuel de l’homme de mer, Le Moyen de vivre pour dix sous par jour, Moyens à employer pour encourager la prévoyance, Nouveau système de conchylioculture, ostréiculture et myticulture intensives (procédés brevetés S.G.D.G., France et étranger). Croissance complète des huîtres en dix mois. Croissance complète des moules en six mois, Pourquoi on ne se marie pas. Eux et elles, Comment un sou devint vingt mille francs (1886)…

Ses romans, qui sont tous de bonne facture, même si parfois on sent une certaine précipitation. Ils sont riches en rebondissements et dénotent une imagination très vive. Pour prendre un exemple représentatif, dans Aventuriers et pirates, les drames de l’Océan Indien, Émile de Wogan narre la vie aventureuse de Jenny Brown, fille d’un maître pêcheur irlandais. Depuis toujours, elle aime son compagnon d’enfance, Bill le pêcheur. Mais celui-ci, dont la famille est ruinée, doit embarquer sur un trois-mâts allant aux Indes. Jenny décide de le suivre et se déguise en homme pour être recrutée comme matelot. Ils feront escale à Calcutta puis iront aux Philippines. Au cours de ces voyages, ils seront confrontés au danger, manqueront de mourir, seront séparés, tomberont dans l’esclavage. Ils feront la connaissance d’un nabab, de Chinois, de Malais, et heureusement de Bretons ! Ils devront affronter les tempêtes, le déchaînement des éléments, la cruauté des hommes, les animaux sauvages[6]. En bref, Émile de Wogan, comme dans tous ses autres romans d’aventures utilise toutes les ficelles du feuilleton populaire alors en vogue : des personnages typés pour ne pas dire stéréotypés, des situations poignantes et désespérées, mélodramatiques, des passages évoquant la géographie, les lieux et les hommes, les techniques… Parfois la cohérence interne est un peu malmenée, mais il faut reconnaître que c’est assez rare.

Son rapport à la Bretagne est difficile à préciser. On sait qu’il y retourne souvent, y a des attaches et des amis. Il fait par exemple publier à Vannes un Précis historique relatif à Ste Anne d’Auray patronne vénérée de la Bretagne d’après Dom Lobineau.

Une page de ma vie, récit en partie autobiographique a Dinan et la Haute-Bretagne pour cadre. La province est évoquée dans Un savant original ; le narrateur de Du Far-West à Bornéo se dit fièrement « Français de Bretagne ». Dans ses Voyages et aventures, lorsque le narrateur rencontre un Breton, il est heureux de « cette communauté de race » qui les rapproche. Dans Six mois dans le Far-West, « parole de Breton » remplace toute signature et lorsque le héros risque d’être tué par des Indiens, il entonne une vieille chanson bretonne qui calme leurs ardeurs belliqueuses. Il évoque ailleurs Louise de Kéroualle (Voyages et aventures) et d’autres personnages appartenant à l’histoire de la Bretagne comme Anne de Bretagne… Il rend hommage à Renan, Féval et Zaccone dans son Manuel des gens de lettres.

Son œuvre fourmille en fait de « traces » du pays de son enfance et de sa jeunesse, mais il manque certainement un grand roman breton. En outre, Émile de Wogan ne semble pas avoir marqué quelque intérêt pour les recherches des folkloristes, pour la langue bretonne ou pour les mouvements culturels et politiques qui émaillent alors la chronique bretonne. S’il en parle, comme dans son Manuel, tout en félicitant Luzel, c’est tout de même un peu en passant. Conservateur bon teint malgré son esprit aventureux les périodiques catholiques citent souvent ses œuvres, avec onction !

En conclusion rappelons le livre de Bernard le Nail, Explorateurs et grands voyageurs bretons.

 

[1] Il utilise aussi (entre autres) le périodique du géographe huguenot Karl Andree ( Globus, Illustrierte Zeitschrift für Länder (1862), qui, lui aussi utilise A. de Wogan !

[2] Herta-Luise Ott, « Le Coureur des Bois (1850) de Gabriel Ferry et Der Waldläufer (1879) de Karl May : l’histoire d’un transfert franco-allemand », Strenæ [En ligne], 9 | 2015, mis en ligne le 10 juillet 2015, consulté le 08 juillet 2017. URL : http://strenae.revues.org/1449 ; DOI : 10.4000/strenae.1449

[3] Voir M. Letourneux

[4] Gerhard Klußmeier: « … zu der mir eine alte Beschreibung von Indien den Anlass gab. » Quellenwerke zu Karl Mays « Winnetou » und ihre Autoren. Dans: Karl-May-Haus Information Nummer 19/2005.

[5] Mémoire historique et généalogique sur la famille de Wogan , avec une relation inédite de l’évasion de la princesse Marie-Clémentine Sobieska, femme de Jacques III, roi de la Grande-Bretagne et d’Irlande (1719), par le Cte Alph. O’Kelly de Galway – 1896

[6] Voici les grandes parties du début de ce roman fleuve : lere PARTIE : Aventuriers et Pirates

2e PARTIE : Sandam-lou l’Ecumeur. — 3° PARTIE : Six mois dans le Far-West

4* PARTiE Poiorita, ou une tombe dans les forêts vierges

5° PARTIE : Du Fâr-West à Bornéo. — 6e PARTIE : Le pirate malais

 

François Labbé, tous droite réservés