Celtitudes (1)

Ma mère n’avait qu’une fierté : être bretonne et, lectrice d’Octave Feuillet, de Zénaïde Fleuriot, d’Émile Souvestre, de François-René, elle avait une idée très précise des vertus bretonnes. Pour elle, le premier bien était d’appartenir à la grande famille celte, avec les Irlandais, les Gallois et les Écossais (!). Elle ne parlait pas un mot de breton, étant née près de Dinan et rejetait le gallo (langue trop liée à une enfance pauvre) mais admirait tout de même les productions qu’elle attribuait au génie celte : les dolmens et les menhirs (!), les églises et leurs statues, les légendes et les contes, les chemins creux et les vieux manoirs… Elle portait un triskell en sautoir.

La thématique celte a toujours été source de grandes discussions et parfois de graves erreurs en France et particulièrement en Bretagne alors qu’il en va tout autrement ailleurs. J’habite une région du sud de l’Allemagne où au premier siècle avant Jésus-Christ se sont installées des populations celtes (Helvétiens, période La Tène II/III). Les témoignages de leur existence sur les bords du Rhin (dont le nom est d’origine celte : rhenos/qui se déverse) sont innombrables (toponymie, objets divers, exploitations…) et de nombreux musées du Pays de Bade (mais aussi ailleurs) leur réservent au moins une salle. Avec l’arrivée des Romains en ce pays nommé Agri decumates (Tacite) avec des troupes très hétéroclites sur le plan des origines ethniques, il y aurait eu les problèmes habituels lorsque deux cultures se rencontrent (encore que le « modèle romain » outrepassait largement les limites de l’Empire), mais en définitive, par acculturation, les Celtes se sont rapidement « romanisés », ce qui ne veut pas dire qu’ils aient abandonné totalement une part de leurs caractéristiques culturelles ni qu’ils n’en aient rien transmis aux nouveaux arrivants. Un peu comme lorsque deux fleuves entrent en confluence, le mélange des eaux se fait petit à petit et on peu suivre plus ou moins longtemps des courants divers jusqu’à ce qu’une certaine homogénéité ne s’installe. Lorsque les Alamans ont envahi la région vers 260, après une période de troubles cette fois plus marquée, il n’en a pas été autrement.

 

Celtomanie, celtophilie

La plupart des sciences sont nées de recherches en apparence chaotiques. Cependant, d’hypothèse fantaisiste en hypothèse fantaisiste, le sillon se creuse et un jour émerge un savoir moins discutable. L’alchimie n’a pas donné naissance à la chimie, mais sans la première, la seconde serait sans doute inconcevable. On pourrait dire la même chose de l’astrologie et de l’astronomie. Il n’en va pas autrement pour les études celtiques.

À l’origine une véritable celtomanie de quelques esprits spéculatifs qui débouche d’abord sur une celtophilie largement répandue et plus poétique que scientifique, puis enfin sur les études celtiques universitaires (celtologie ?), avec des périodes plus ou moins longues pendant lesquelles ces deux ou trois aspects se confondent et interfèrent. Pour ne pas être injuste envers les premiers, on peut dire que certaines intuitions des celtomanes ont au moins développé l’intérêt pour un domaine auparavant négligé n’émergeant pas des études classiques traditionnelles et pourtant indispensables à la compréhension des civilisations européennes.

La celtomanie serait la tendance à faire remonter ces dernières à une origine commune, celle des Celtes, et à découvrir un substrat « celte » dans tous les domaines : caractères ethniques, monuments, idiomes,… Ses différentes manifestations vont des collections de certains antiquaires (on ne dit encore ni anthropologue ni archéologue) comme le Président de Robien ou le comte de Caylus, des recherches plus ou moins scientifiques de cette diffuse école linguistique ayant tenté de faire dériver toutes les langues du celte ou de retrouver dans les parlers celtiques les étymons d’une protolangue universelle, aux totales aberrations d’associations druidiques modernes célébrant par exemple leurs rites au milieu d’alignements mégalithiques, Celtie oblige, dans la meilleure tradition romantique de la Norma de Bellini (1831)…

 

La Bretagne part préservée des temps primitifs

Le celtomane croit en l’antiquité de la langue celte qu’il confond avec un supposé langage primitif de l’humanité. Il pense ensuite que le Celte est l’ancêtre de tous les peuples du Nord et qu’il a plus ou moins résisté à l’influence jugée déplorable des peuples du midi. Il conviendrait donc, à son avis, de rechercher ces populations éparses du Nord, populations celtes, qui auraient su et pu conserver les sésames permettant de crocheter la serrure des temps et de retrouver la pureté primitive, la véritable humanité dégagée des scories d’une civilisation apparente, mais en réalité dégradante. Ces populations seraient constituées par certains habitants de la Germanie antique ou de la Scandinavie, les habitants perdus des montagnes suisses ou d’Écosse, les populations vivant en retrait des méfaits de la civilisation aux fins fonds de l’Irlande ou du Pays de Galles, sur les îles oubliées, en Basse-Bretagne pour la France. Les plus grands esprits sont d’accord sur cette opposition Nord/Sud.

Dans l’Esprit des lois, au chapitre XVII, Montesquieu explique comment, à son avis, « les lois de la servitude politique ont du rapport avec la notion de climat ». Il oppose dans cette optique les peuples du Nord, qui ont conquis l’Europe en hommes libres, aux peuples de l’Asie qui n’ont vaincu que pour un maître. Les conséquences lui paraissent évidentes : « Les Tartares détruisant l’Empire grec établirent dans les pays conquis la servitude et le despotisme ; les Goths conquérant l’Empire romain, formèrent partout la monarchie et la liberté. »

Montesquieu s’appuie en particulier sur les recherches du « fameux Rudbeck » (Olaüs Rüdbeck – De Atlantica) qui plaçait les Scandinaves « au-dessus de tous les peuples du monde » ayant été à « la source de liberté de l’Europe ». Il ajoute en guise de commentaire : « Le Goth Jornandès a appelé le Nord de l’Europe la fabrique du genre humain. Je l’appellerais plutôt la fabrique des instruments qui brisent les fers forgés au midi. »

Cette illustration du « mythe du Nord » au siècle des Lumières sous la plume du très sérieux président à mortier ne doit pas étonner. Ce siècle est aussi celui de l’Histoire ou plutôt des débuts de la science historique. Les chronologies traditionnelles ne satisfont plus, les débuts de l’archéologie et de la linguistique obligent à s’interroger sur les véritables origines. L’historien digne de ce nom cherche à débarrasser l’Histoire des scories sous lesquelles elle est supposée être enfouie, ces super stare qui forment la superstition, les légendes, en un mot l’hagiographie. On conçoit la vérité historique comme la base nécessaire aux projections vers l’avenir, le substrat sur lequel s’édifie un monde qui commence à émerger des ténèbres. En outre, la passion pour la cosmologie, les comètes n’est jamais éloignée des tentations d’établir une cosmogonie définitive et positive. On recherche donc dans l’héritage des Anciens tout ce qui peut éclairer à la fois sur les origines et sur les premiers peuples, ceux qui étaient censés être au plus près de la création, de la vérité et de la nature primitive, des périodes prénoachite voire préadamique. Diderot verra dans cette recherche et dans celle de la cause première la finalité de la philosophie (article « Éclectisme » de l’Encyclopédie). Avant lui, Boulanger écrivait : « Les anciennes révolutions de la nature sont les sources innocentes de toutes les erreurs humaines… Ce sera donc l’homme échappé de la ruine du monde que nous allons considérer et étudier. » (Recherches sur le despotisme oriental, 1762)

C’est ce qui fait qu’on s’intéresse alors à tout ce qui peut avoir conservé une étincelle des savoirs et des mondes primitifs : les monuments les plus anciens, les antiquités, les ossements énormes découverts lors de travaux, les premiers fossiles, mais aussi les populations les plus reculées ou les catégories des populations les moins touchées par la civilisation et qui auraient involontairement conservé sous le masque de leurs traditions et coutumes des bribes de ces savoirs. On imagine que, bien avant les siècles de corruption due à l’état social, certains groupes humains avaient connu le vrai bonheur, cette notion qu’on redécouvre au XVIIIe siècle. On est encore persuadé que la nature, la Vénus physique chère à Maupertuis, ne peut enfanter que des hommes sains, la maladie est décrétée « état contre la nature » et il y a lieu de rechercher, d’étudier ces êtres qui ne sont jamais malades, qui atteignent de grands âges, car par eux, il sera sans doute possible de connaître le « beau siècle oublié » célébré par Jean-Sylvain Bailly (1736-1793), le futur maire révolutionnaire de Paris, et de projeter ensuite ce savoir sur un avenir désormais maîtrisé dans la mesure où il sera conforme aux lois de la nature enfin redécouvertes.

En 1791, la Feuille villageoise du 31 mars affirmait que sans l’usage de l’alcool, produit de la civilisation, le paysan suédois serait presque immortel ! Buffon lui-même prend les exemples de Rüdbeck au sérieux et s’ébahit de la longévité de nombreux Suédois ayant vécu – disait-on – jusqu’à plus de 150 ans !

Certains vont chercher leurs preuves fort loin : la race des géants Patagons était, depuis Magellan, objet de phantasmes et l’abbé Pernéty en avait abondamment parlé dans son Voyage aux îles malouines…

Inutile de se lancer dans de telles entreprises en France : une population a toujours étonné par son aspect sauvage. Il s’agit des Bretons, de Basse-Bretagne particulièrement, qui ont constamment été l’objet de l’effroi, de la curiosité ou de la moquerie des voyageurs français. Mais en même temps qu’ils sont la cible de bien des lazzis, ces Bretons intriguent et leurs origines sont fabuleuses, si l’on en croit certains savants.

On les confond par exemple avec les Scythes, une de ces populations qu’on pense proches des origines. C’était, après avoir donné au monde plus d’ancienneté que ne l’autorisait la Bible, l’opinion de dom Pezron né à Hennebont (voir la notice sur cet auteur), dans sonAntiquité de la nation et de la langue des Celtes autrement appelés Gaulois (1703) qui les fait descendre du fils aîné de Japhet, Gomer, puis se répandre de la Haute-Asie à toute l’Europe, laissant dans toutes les langues un fond de lexique celtique important, les Germains ou Teutons, descendant pour leur part du fils aîné de Gomer. Ces idées sont reprises par Dom Martin, qui fait alors autorité en la matière :Religion des Gaulois (1727) et Éclaircissements historiques sur la religion celtique et gauloise (1744) ou dans son Histoire des Gaules, (1752-54). L’idée d’une supériorité native des Celtes sur les peuples méditerranéens se fait jour. Une autorité comme Pufendorf dans sonIntroduction à l’Histoire générale et politique de l’univers (I, 39, 1732) n’affirmait-elle pas que « le nom de Celtes est le même que l’ancien mot allemand Heldt qui signifie courageux, et encore aujourd’hui, heldt signifie héros et guerrier » et avant lui, Leibniz faisait des Teutons les Celtes les plus anciens, idées reprises par les savants Cocceius et Spener.

C’est cependant Simon Pelloutier, un pasteur du Refuge huguenot de Berlin qui, avec son Histoire des Celtes et particulièrement des Gaulois et des Germains (1740), lance véritablement la mode des études « celtiques ». Pour lui, il était évident que les Refuges des protestants constitués en Allemagne ou dans les pays du Nord n’étaient qu’un retour vers une terre promise, celle des origines : ces Français qui quittaient un pays marqué si négativement par l’héritage romain ne faisaient en fait que retrouver non seulement le lieu où ils pouvaient vivre leur religion, mais encore un territoire de l’ancienne patrie celte, ayant su davantage se protéger de la décadence apportée par les peuples du midi.

Tout cela explique au moins pour une part l’admiration que Montesquieu, homme du midi, porte aux étranges découvertes des savants du Nord.

 

Du celtomane bon teint au celtologue débutant

Ces spéculations trouvent apparemment confirmation dans le travail des grammairiens, des philologues et le celtomane commence à se parer de la toge du celtologue. Duclos, le Dinannais, historiographe et académicien (voir sa notice à paraître prochainement) publie plusieurs mémoires qui ont trait à cette thématique, qui est désormais plus qu’une mode, comme son Mémoire sur les Druides et son Mémoire sur l’Origine et les Révolutions des Langues celtiques et françaises, qui font de l’Armorique le conservatoire de ces époques lointaines. Duclos est un savant, il s’appuie sur ses lectures des auteurs de l’Antiquité et ne se permet pas d’extrapoler, d’avancer des conclusions hasardeuses. Grammairien, ce qui l’intéresse, c’est de voir comment les langues évoluent, se greffent les unes sur les autres. Malgré une approche qui se veut et qui est scientifique dans sa démarche, son évocation des druides, sa croyance en une Bretagne ayant longtemps échappé à l’emprise romaine nourrissent tout de même le mythe qui circule alors d’une population bretonne ayant conservé un lien avec des origines celtiques « fabuleuses ».

En effet, alors que les Écossais retrouvent (ou réinventent) leurs racines gaéliques avec Ossian, alors que les Gallois, avec les élégies de Thomas Gray ou avec les recherches d’Evan Evans s’enthousiasment pour le Specimen of the poetry of the antient Welsh Bards (1764) puis avec Edward Jones (1752-1824) (Bardd y Brenin)The Musical and Poetical relies of the Welsh Bards and Druids, 1784, alors que les British Remains de l’antiquaire Edward Lewis cherchent à montrer l’importance des racines celtes, que les Allemands avec Hommel ou Michael Denis célèbrent l’Erklärung des goldenen Hornes (1770) ou Die Lieder Sineds des Barden, chacun s’entend pour le dire : la Bretagne est pour la France le réservoir celte. Il convient d’interroger la langue des Bas Bretons, de sonder leurs monuments et de décrypter leurs coutumes. Ossian est un événement littéraire que la falsification (partielle) perpétrée par son auteur ne diminue pas. C’est un manifeste contre Pope et ses imitateurs, contre tous les raisonneurs en littérature. Le barde écossais et ses coryphées offrent un dépaysement nécessaire, des noms étranges, des paysages rudes, des lieux angoissants, une nature puissante, une mythologie stupéfiante, une prose harmonieuse et rythmée d’exclamations, de cris et de plaintes. Les scènes pathétiques enchantent. C’est d’Ossian que part la conception d’un celtisme qui, par Chateaubriand et jusqu’à Renan au moins, sera lié à la mélancolie et à d’autres poncifs.

Si les spéculations historiques enflamment les esprits, certains savants philologues pensent qu’il faut avant tout se pencher sur la langue bretonne  : le père Grégoire de Rostrenen,  « prêtre et prédicateur capucin » publie dès 1732 chez Vatard, à Rennes,  un Dictionnaire François-Celtique ou François-breton nécessaire à tous ceux qui veulent apprendre à traduire le françois en celtique ou en language breton, pour prêcher, catéchiser selon les différents dialectes de chaque diocèse, utile et curieux pour s’instruire à fon de la langue bretonne et pour trouver l’étymologie de plusieurs mots françois et bretons de noms propres de villes et de maisons Dictionnaire et en 1738 une Grammaire françoise-celtique, ou françoise-bretonne, qui contient tout ce qui nécessaire pour apprendre par les règles la langue celtique ou bretonne. Son ami le bénédictin Louis Le Pelletier, le découvreur en 1701 du plus ancien « monument » écrit en breton : les prophéties de Gwinglaff, consacre 25 années à la composition de son Dictionnaire de la Langue Bretonne, où l’on voit son Antiquité, son Affinité avec les anciennes langues, l’Explication de plusieurs passages de l’Ecriture Sainte, et des Auteurs profanes, avec l’Etymologie de plusieurs mots des autres langues (1716 /1752), publié aux dépens des États de Bretagne. Il compare les mots armoricains et mots gallois en utilisant le Dictionnaire de Davies. Pour l’étymologie, il s’appuie sur l’hébreu et le grec ! Le théologien franc-comtois Bullet connaît un vrai succès avec son Mémoire sur la langue celtique (1754-60) renfermant un Dictionnaire celtique s’appuyant sur la toponymie. Sa démarche se veut déjà scientifique. Selon lui, la civilisation de son temps est « le développement d’une expérience très ancienne ». Il pense reconstituer la langue originelle en réduisant les langues modernes et en recherchant les racines, les éléments communs à tous les idiomes, la langue celtique retrouvée devant être la plus proche de cette langue originelle. L’abbé Bergier, son continuateur de Besançon, poursuivra son travail dans une autre direction avec Les éléments primitifs des langues découverts par la comparaison des racines de l’hébreu avec celles du grec, du latin et du français (1764), mais l’objectif est le même.

Le président De Brosses donne un Traité de la formation mécanique des langues et des principes physiques de l’étymologie (1765) en mettant l’accent sur l’importance des onomatopées et la formation des mots chez l’enfant. L’abbé Copineau se recommande de Herder et, influencé par De Brosses, à la façon de Marivaux, imagine une île, sur laquelle de jeunes enfants sont amenés à créer une langue dans sonEssai synthétique sur l’origine et la formation des langues, 1774…

Pour Court de Gébelin et son Monde primitif, la langue celte est expression de la perfection présente dès l’origine, et c’est donc vers l’appréhension de cette origine que doit tendre l’homme moderne pour retrouver l’essence des choses. Il s’agit de rechercher le lien entre les mots et les choses, un néo-cratylisme en quelque sorte. Ce qu’on croit être le chaos primitif ne serait qu’une vue de l’esprit due au fait que nous sommes désormais incapables de le démêler et Gébelin se propose de faire ressurgir ce sens pour l’intégrer au savoir moderne et créer une nouvelle dynamique. Comme l’affirmait Saint-Augustin, sur lequel s’appuie le pasteur Court de Gébelin, la connaissance des langues conduit à la connaissance des choses et du monde.

Tous ces savants sont d’accord sur un point : il convient d’observer ce qui est autour de soi sans se perdre dans de vaines spéculations et, à ce niveau, la Bretagne offre un champ de recherches exceptionnel. C’est ce à quoi s’essayent plus que jamais des érudits comme l’abbé Guillaume Déric (qui parle doctement du breton mais ne le connaît pas ou très mal !), Louis-Paul Abeille, un des créateurs de la Société d’Agriculture de Bretagne ou Jacques Le Brigant, dont lesObservations fondamentales sur les langues anciennes et modernes ; ou Prospectus de l’Ouvrage intitulé : la langue primitive conservée(1787).

Avec ce dernier, malgré l’utopie du projet, des extrapolations hardies, des tableaux comparatifs peu fiables, un essai sur la traduction et des analyses critiques des dictionnaires celtiques, on a l’ébauche d’un des premiers essais de linguistique comparée. Le celtomane /celtophile annonce ici le linguiste moderne.

Sous la Révolution (nous passerons sur le rôle important joué par le Club Breton et qui ne peut vraiment se comprendre que si on le replace dans le contexte de la celtophilie ambiante) le Cercle Social, avec Nicolas de Bonneville et son fondateur Claude Fauchet, aura pour devise Gallo memento tu regere cloquio populos ! et s’appuie sur les idées que J.-B. Vico développera, selon lesquelles une nation vieillie et corrompue peut reprendre vigueur et santé grâce à l’irruption sur son territoire d’un peuple resté plus longtemps jeune et pur, la vieille utopie de Billardon se Sauvigny (1736-1812)  mise au goût du jour[1]! Or, de peuple resté jeune et pur, il en est un, connu de tous : le peuple Breton !

Joseph La Vallée (Voyage sans les départements de la France – dont « la ci-devant Bretagne »), 1793-1794 : « L’aspect d’un Peuple libre est fait pour l’Univers ») et Jacques Cambry (Voyage dans le Finistère, ou Etat de ce département en 1794 et 1795), par le retentissement de leurs écrits en qualité de commissaire des sciences et des arts pour ce dernier en 1794-1795, établiront définitivement la passion du celtisme en débordant le cadre linguistique et en s’intéressant aux manifestations culturelles des pays bretons, annonçant les collecteurs futurs de La Villemarqué à Luzel. Le livre de Cambry sera maintes fois republié. Il sera amendé et complétée par le Chevalier de Fréminville en 1836, illustré, comme celui de La Vallée aux nombreuses gravures de Louis Brion.

Dans tous les milieux, la fièvre celtique fait qu’on s’intéresse en plus à la littérature qui conserve la « mémoire des mœurs de nos anciens aïeux », à cet héritage de chansons, de poèmes et de récits à la façon des savants du Royaume-Uni.

Avec des transmetteurs voire des auteurs bas breton et paysans, la langue bretonne, l’écriture de poèmes ou de chants, on ne peut qu’approcher au plus près la réalité de ces époques évanouies.

En 1808, Olivier Perrin fera publier Breiz Isel ou Vie des Bretons de l’Armorique, dans lequel, par l’image et le texte, on fixera les principales coutumes bretonnes.

Dans la suite immédiate du succès des recherches de Court de Gébelin, se situe bien entendu Corret de La Tour d’Auvergne (sans oublier son ami l’évêque Le Coz – voir les notices sur ces deux personnages) avec ses Nouvelles recherches sur la langue, l’origine et les antiquités des Bretons, pour servir à l’Histoire de ce peuple(1792).

Un discours de la Société philotechnique de l’an IX placé en tête de la réédition de 1801 de ses Origines Gauloises, celles des plus anciens peuples de l’Europe puisées dans leurs vraies sources (1796), fait de Théophile Malo Corret de La Tour d’Auvergne, le premier grenadier de la République, le prototype physique du Breton, un gage certain de la valeur de ses écrits : « Sur une terre montagneuse que l’océan menace et dévore chaque jour […] Corret développa bientôt une âme forte et indépendante ». Plus loin, évoquant les Bretons, le préfacier n’hésite pas à brosser le tableau de géants primitifs dont La Tour d’Auvergne serait l’héritier : « Ils ont la base du pied large, des poings comme des massues et le crâne d’une épaisseur extraordinaire ». C’était exactement ce que l’archéologie débutante disait des hommes primitifs ! Et si certains Bretons étaient actuellement d’une « structure » « courte », c’était la preuve supplémentaire, celle de la dégénérescence apportée par Rome et par la civilisation.

 

La celtologie, les études celtiques bientôt à l’Université

Avec les rêveries de Bonneville ou les recherches de La Tour d’Auvergne, on a atteint le sommet de la vague celtomane/celtophile, mais nous l’avons dit, avec les travaux de Le Brigant, les ouvrages de Cambry, ceux d’Olivier Perrin, on approche des études celtiques, d’une celtologie véritable.

On notera tout de même que ce sont les rêveries des celtomanes et des celtophiles qui ont fait adopter internationalement les termes de cromlec’h, de dolmen ou de menhir pour désigner certains monuments mégalithiques ! En même temps, il convient de souligner que sous la Révolution, voire jusqu’à la Restauration, il ne peut y avoir de recherche d’un siècle d’or dont  la Bretagne aurait gardé quelques traces. Le nouveau siècle d’or, si tant est qu’on en rêve encore est situé dans l’avenir, il est à bâtir sur une devise inscrite dans le marbre : Liberté, Égalité, Fraternité ! Face à ce nouvel état de fait, deux attitudes possibles : l’attitude iconoclaste absolu (ne rien conserver de ce qui a fait l’Ancien Régime et ses cohortes d’injustices, de mépris…) et une attitude plus conservatrice au sens propre du terme (sauver ce qui peut l’être comme objets de monstrance, comme témoignages, intéressants, d’un passé révolu). Jadis la France, fille aînée de l’Église, avait un roi, une religion et une loi, désormais le pays aura une langue, une loi et sans doute des religions. Le citoyen émancipé doit parler la langue officielle et il ne peut être toléré de particularisme local ou alors, il faut le présenter comme en marge, comme survivance pittoresque, curiosité propre à intéresser le voyageur, ce que feront les touristes du XIXe siècle.

En attendant, une fois l’effervescence des premières années révolutionnaires disparue, la Bretagne paraît ne plus devoir faire l’objet d’une anthropologie hésitante mais seulement de la science et, il faut bien le souligner en l’absence de toute préoccupation « raciale » et partant du fait que les Français sont en majorité d’origine gauloise, donc celte et que la péninsule offre encore un terrain privilégié pour l’étude de ces origines.

L’Institut département des Arts et Sciences, fondé à Nantes en 1798 devient la Société Académique de Nantes en 1816 et se penche, scientifiquement, sur le Bretagne, sa langue, ses us et coutumes, son histoire. La Décade philosophique (1794) a été qualifiée de « revue bretonne » par Marc Régaldo, et des hommes qui auront une réelle influence sur les recherches celtiques font partie de ses initiateurs et collaborateurs comme Amaury Duval, Ginguené ou Joachim Le Breton. François-Constantin Volney (1757-1820), qui a passé quelque temps à Rennes, à l’époque de sa Sentinelle du Peuple, accorde une place importante aux langues celtiques dans ses leçons d’histoire dispensées à l’École Normale en 1795. Ce cours sera d’ailleurs largement répandu par la publication qu’en fait l’imprimerie du Cercle Social.

C’est surtout Jean-François-Marie Le Gonidec de Kerdaniel (1775-1838) « Reizher ar brezhoneg » (le restaurateur de la langue bretonne), membre de l’Académie Celtique (1803), qui représente le premier linguiste, au sens moderne, de la langue bretonne. Il publie saGrammaire celto-bretonne et initie une réforme et unification du breton écrit (1807). Il la fait suivre de son Dictionnaire Celto-Breton(1821). Il cherche à faire de la langue bretonne un idiome moderne et pratique, ses travaux sont tournés vers l’avenir et il se sent assez peu concerné par les recherches sur l’origine de la langue qui n’auraient pour finalité que la reconstitution d’une protolangue universelle. En revanche, connaissant la piété bretonne, connaissant l’exemple gallois, ayant voyagé en Allemagne et au courant des travaux de Luther qui a donné naissance à l’allemand moderne avec sa traduction de la Bible, il souhaite avant tout fournir une traduction des textes sacrés en breton. Il fera certes accepter de l’Église son Katekiz historik (Catéchisme historique — 1821) mais son Nouveau Testament(Testamant nevez) sera mis à l’index après avoir été publié en 1827. En 1837, paraîtra encore de lui un Dictionnaire français-breton. L’influence de l’œuvre linguistique de Le Gonidec a été immense, car ses réformes orthographiques ont été adoptées immédiatement par Théodore Hersart de la Villemarqué (1815-1895), devenu, grâce auBarzaz Breiz et jusqu’à la querelle du même nom, l’autorité incontestée pour le breton.

 

La Révolution

L’Académie celtique, plus haut évoquée, qui aurait pu être l’instrument d’une véritable recherche scientifique et d’un renouveau des études celtiques aura pour sa part peu d’effet. Le celtisme intéressait Bonaparte ; il n’en ira pas autrement pour l’empereur, qui vouera toute sa vie un grand respect à des personnalités aussi marquantes que Le Gonidec ou La Tour d’Auvergne. C’est d’ailleurs sous son autorité que l’Académie celtique est créée et tient  sa séance inaugurale le 9 germinal de l’an XIII (30 mars 1805).
Les chevilles ouvrières du projet ont été Eloi Johanneau (1770-1851), botaniste et philologue, Jacques Cambry (1749-1807), auteur du célèbre Voyage dans le Finistère, ou Etat de ce département en 1794 et 1795 qui devait marquer durablement les représentations romantiques de la Bretagne  et le franc-maçon Michel-Ange-Bernard Mangourit (1752-1829), diplomate et fondateur du Héraut de la nation sous la Révolution.  Les travaux préparatoires se déroulaient de manière non officielle chez Jacques Cambry, sous la présidence de Joseph Lavallée (alors chef de division à la chancellerie de la Légion d’honneur). En février 1805,  au Louvre, le bureau est élu avec Cambry pour président et on adopte un   règlement. Les membres seront choisis par le bureau puis  l’assemblée. Lorsque Cambry meurt, c’est Alexandre Lenoir (1761-1839) le fondateur et l’administrateur du Musée des monuments français qui lui succède en 1807.

Lors de sa séance inaugurale, le 30 mars 1805, l’Académie celtique s’assigne la mission suivante :

« Le double but que se propose l’Académie est aussi important, aussi utile que bien déterminé ; c’est la recherche de la langue et des antiquités celtiques[…]. Ainsi notre but doit être, 1°. De retrouver la langue celtique dans les auteurs et les monumens anciens ; dans les deux dialectes de cette langue qui existe encore, le breton et le gallois, et même dans tous les dialectes populaires, les patois et jargons de l’empire français, ainsi que les origines des langues et des noms de lieux, de monumens et d’usages qui en dérivent, de donner des dictionnaires et des grammaires de tous ces dialectes, qu’il faut se hâter d’inventorier avant leur destruction totale ; 2°. De recueillir, d’écrire, comparer et expliquer toutes les antiquités, tous les monumens, tous les usages, toutes les traditions ; en un mot, de faire la statistique antique des Gaules, et d’expliquer les temps anciens par les temps modernes »[2].

On aurait pu imaginer que les études celtiques aient ainsi obtenu, par protection impériale, une place de choix au sein des institutions nouvellement créées. Il y aurait certainement eu un bénéfice pour l’Empire à mettre en exergue les origines celtes de la nation française, à leur donner une légitimation définitive par le biais de la reconnaissance universitaire. En Allemagne par exemple, les universités s’étaient ouvertes depuis longtemps aux travaux sur les origines des populations germaniques, sur les cultures populaires. Il n’en fut rien. L’Académie Celtique n’appartient pas à l’Université napoléonienne. Pourtant, un intéressant glissement s’est fait depuis les discussions du siècle précédent faisant la part belle à la Bretagne comme « réservoir » celtique. En effet, dans un but très politique, cette Académie se fixe pour but d’éclairer les origines de la France, retrouver les survivances des temps anciens de la Gaule celtique, de recueillir les traditions, les coutumes, les usages, les langues locales de la France avant leur disparition que l’on suppose proche. Elle se place dans la droite ligne d’un ouvrage de Jean-Charles Laveaux (1749-1827), un Champenois dont le père était originaire de Vitré, ouvrage qui vient d’avoir un certain succès : l’Histoire de premiers peuples qui ont habité la France, 1798.

Le premier livre de celui-ci traite des « Révolutions de la Celtique » jusqu’à Jules César, le second de la conquête romaine, le troisième du « gouvernement des anciens Celtes », le quatrième de la « Décadence de la république romaine ; (de) l’état des Gaules sous Auguste et ses successeurs, jusqu’à l’extinction de la liberté ; le cinquième des révolutions dans la Celtique après la conquête de César, mœurs, lois, agriculture, commerce, opinion, religion, christianisme, sciences et arts.

Près de mille pages pour cette histoire dont le parallélisme avec les événements révolutionnaires n’échappe à personne : les Celtes établis en France perdent leur « liberté » particulièrement sous les empereurs, et le pouvoir romain est vite assimilé au despotisme de l’aristocratie et du monarque dans la France moderne. Cependant, le peuple gaulois, comme le peuple français en 1789, sait se garder de la décadence qui s’empare des maîtres. En lui, se trouvent les ressources préservées d’une régénération nécessaire, qui exclurait une aristocratie corrompue :

« Il est certain que la noblesse de la Celtique trahit la patrie et la vendit à César, qui donna en échange la tyrannie aux plus puissants. »

Pour Laveaux, l’héritage national se trouve dans le peuple. Les esprits démocratiques doivent être vigilants, car tout bouleversement ne fait que perpétuer l’ordre ancien, remplaçant seulement une aristocratie par une autre. Notons que ce livre se refuse à distinguer les provinces. Il ne considère que la France dans son unicité et ses origines celtiques – gauloises – se rapportent à tout le pays, une leçon que l’académie celtique entendra. Cependant, l’idée d’une région – la Bretagne – où la pureté originelle s’est le mieux conservée perdurera : la période romantique s’en chargera pour une part, les clivages politiques à l’intérieur de la Bretagne feront le reste. Si Napoléon appartient encore à la Révolution, ni Louis XVIII ni Charles X, les derniers Capétiens régnant, n’avaient intérêt à bouleverser leur propre mythologie et à chercher à intégrer le fait celtique dans une histoire qui continuait à se vouloir imprégnée des narrations faisant la part belle à une nation composée dans ses origines de Celtes – de Gaulois – et de Francs, les premiers, vaincus par les seconds, formant le peuple, tandis que leurs vainqueurs étaient à l’origine de la noblesse et des rois.

Il faudra attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour que l’Université consente à s’ouvrir à ces recherches, mais dans une perspective érudite, qui n’a plus rien à voir avec l’idéologie, mais qui recentre le débat sur la Bretagne, un peu comme l’avaient fait dès le XVIIIe siècle de façon remarquable les « antiquaires » et savants gallois pour le Pays de Galles. Cette ouverture sera due non plus à une volonté politique, mais à des personnalités exceptionnelles dont la qualité des travaux convaincra de la nécessité de faire une place à ce « nouveau » domaine. En effet, la Bretagne apparaît de plus en plus comme la province ayant su préserver le mieux ses singularités, une province permettant comme en nulle autre région le développement des sciences étudiant le passé : l’archéologie, l’histoire, la philologie et ce qu’on appellera bientôt le folklore.

Au moment où les études celtiques vont entrer à l’Université, globalement, le fait celtique est à la fois objet de rêverie romantique et on se retrouve avec

Dans la communication suivante, on rappellera le nom de quelques-uns des professeurs qui se sont illustrés dans l’intégration et le développement des études celtiques à l’Université. Une véritable histoire du fait celtique dans l’université reste cependant à écrire.

 

[1] Auteur (entre autres) de L’île d’Ouessant, 1768. Le monde insulaire resté pur sert de décor à une intrigue opposant les mœurs fières et vertueuses des Ouessantois auxmœurs féroces des pirates (non celtes) qui habitent sur une autre île. L’auteur évoque les mystères du monde celte avant de conclure à la nécessité d’une régénérescence morale et d’un nouvel ordre social.

[2] « Discours d’ouverture. Sur l’établissement de l’Académie Celtique, les objets de ses recherches et le plan de ses travaux ; lu à la première assemblée générale de cette Académie ; le 9 germinal an XIII, par le Secrétaire perpétuel » (Eloi Johanneau), Mémoires de l’Académie celtique, tome I, 1807, p. 63-64). Parmi les fondateurs :   Dulaure, Ginguené, Duval, Lanjuinais, Denoual de la Houssaye et la plupart des érudits jadis liés aux projets de Court de Gébelin ayant survécu à la Révolution.   Pour Mona Ozouf, es buts de cette académie éphémère n’étaient rien moins que d’inventer l’ethnographie en France. La société compte à sa fondation 86 membres résidents, 32 non-résidents, 31 étrangers et 67 associés indépendants. Les plus grands noms de France mais aussi d’Europe en font partie, l’engouement semble être prodigieux au début, mais, malgré les 6 volumes de mémoires, l’apport est réduit et les membres paraissent avoir été aussi peu assidus que fidèles. Les premiers mémoires paraissent en 1807 et seront continués par les Mémoires de la Société des Antiquaires de France. Le nom même d’Académie celtique disparaît définitivement en 1814.

À Paris, l’Institut historique accorde une place importante aux recherches celtiques. Le Gonidec y sera plusieurs fois invité. Le Lycée Armoricain paraît pour sa part à partir de 1823 et Émile Souvestre y débute, mais plus celtophile que celtologue, il est un peu le Balzac de la Bretagne.

Tous droits réservés François Labbé.

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