
Un manuel d’histoire littéraire ressemble assez aux herbiers que constituent les botanistes, ces collections desséchées et pressées entre des feuilles de papier.
Comme eux, ce qu’il présente et la réalité, si tant est qu’on puisse jamais parler de « réalité », sont très éloignés l’un de l’autre. La complexité, la chatoyance de la vie, ses nuances en ont disparu : il ne reste que des structures figées, simples, décolorées, mortes. L’historien de la littérature fixe en quelque phrase les auteurs, les époques, les mouvements. Il s’arrange pour définir des ensembles, des interactions, des parentés, des écoles. Il affirme d’un côté et tait de l’autre ce qui ne lui convient pas, voire ignore des pans entiers de l’œuvre ou de la personnalité. Il arrange son récit pour des finalités qui lui appartiennent ou/et qui le dépassent : psychologiques, sociales, idéologiques… En bref – j’en sais quelque chose pour en avoir écrit – lire une biographie renseigne sans doute autant sur son auteur que sur le personnage envisagé ! En outre, tout être humain vit au moins à deux niveaux : celle de la posture et peut-être celle de sa vérité profonde. La posture, c’est l’attitude commandée, pour paraphraser Taine, par la culture d’origine, le milieu et le moment, c’est-à-dire l’époque, les modes, les influences diachroniques et synchroniques, tout un réseau serré, un maillage étroit qui fait qu’on se sent poussé à prendre telle ou telle attitude, à vivre de telle ou telle façon, à se montrer ainsi et pas autrement. Très vite, la « posture » devient pour les autres puis pour soi l’identité, la vérité : le masque colle au visage avec parfois le tragique que cela entraîne. Tous les lycéens le savent : on lit encore Lorenzaccio au lycée ! La vérité profonde, elle, est encore plus complexe et ne se manifeste en fait qu’en creux par le sentiment de l’inadéquation ressenti entre la posture qui s’est imposée et de vagues volitions, le désir flou d’un autre soi, d’une autre vie… Que peut alors « saisir » le biographe si ce n’est d’abord la « posture » ?

En bref, il existe certes de belles biographies qui permettent d’approcher tel ou tel artiste, de louvoyer vers lui, mais approcher n’est pas co-naître et ces biographies sont belles parce qu’elles appartiennent d’abord à la littérature, qu’elles sont œuvres en soi, qu’elles se lisent agréablement…
Étudiant, j’avais été frappé par l’image de poète maudit, de révolutionnaire que mes professeurs m’avaient toujours donnée de Baudelaire et tout cela s’était sinon effondré au moins relativisé lorsque j’avais lu son Salon de 1846 qui commence ainsi :
Aux Bourgeois
Vous êtes la majorité, — nombre et intelligence ; — donc vous êtes la force, — qui est la justice.
Les uns savants, les autres propriétaires ; — un jour radieux viendra où les savants seront propriétaires, et les propriétaires savants. Alors votre puissance sera complète, et nul ne protestera contre elle.
En attendant cette harmonie suprême, il est juste que ceux qui ne sont que propriétaires aspirent à devenir savants ; car la science est une jouissance non moins grande que la propriété.
Vous possédez le gouvernement de la cité, et cela est juste, car vous êtes la force. Mais il faut que vous soyez aptes à sentir la beauté ; car comme aucun d’entre vous ne peut aujourd’hui se passer de puissance, nul n’a le droit de se passer de poésie.
Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; — sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas.
Les aristocrates de la pensée, les distributeurs de l’éloge et du blâme, les accapareurs des choses spirituelles, vous ont dit que vous n’aviez pas le droit de sentir et de jouir : — ce sont des pharisiens.
Car vous possédez le gouvernement d’une cité où est le public de l’univers, et il faut que vous soyez dignes de cette tâche.
Jouir est une science, et l’exercice des cinq sens veut une initiation particulière, qui ne se fait que par la bonne volonté et le besoin.
Or vous avez besoin d’art.
L’art est un bien infiniment précieux, un breuvage rafraîchissant et réchauffant, qui rétablit l’estomac et l’esprit dans l’équilibre naturel de l’idéal.
Vous en concevez l’utilité, ô bourgeois, — législateurs, ou commerçants, — quand la septième ou la huitième heure sonnée incline votre tête fatiguée vers les braises du foyer et les oreillards du fauteuil.
Un désir plus brûlant, une rêverie plus active, vous délasseraient alors de l’action quotidienne.
Mais les accapareurs ont voulu vous éloigner des pommes de la science, parce que la science est leur comptoir et leur boutique, dont ils sont infiniment jaloux. S’ils vous avaient nié la puissance de fabriquer des œuvres d’art ou de comprendre les procédés d’après lesquels on les fabrique, ils eussent affirmé une vérité dont vous ne vous seriez pas offensés, parce que les affaires publiques et le commerce absorbent les trois quarts de votre journée. Quant aux loisirs, ils doivent donc être employés à la jouissance et à la volupté.
Mais les accapareurs vous ont défendu de jouir, parce que vous n’avez pas l’intelligence de la technique des arts, comme des lois et des affaires.
Cependant il est juste, si les deux tiers de votre temps sont remplis par la science, que le troisième soit occupé par le sentiment, et c’est par le sentiment seul que vous devez comprendre l’art ; — et c’est ainsi que l’équilibre des forces de votre âme sera constitué.
La vérité, pour être multiple, n’est pas double ; et comme vous avez dans votre politique élargi les droits et les bienfaits, vous avez établi dans les arts une plus grande et plus abondante communion.
Bourgeois, vous avez — roi, législateur ou négociant, — institué des collections, des musées, des galeries. Quelques-unes de celles qui n’étaient ouvertes il y a seize ans qu’aux accapareurs ont élargi leurs portes pour la multitude.
Vous vous êtes associés, vous avez formé des compagnies et fait des emprunts pour réaliser l’idée de l’avenir avec toutes ses formes diverses, formes politique, industrielle et artistique. Vous n’avez jamais en aucune noble entreprise laissé l’initiative à la minorité protestante et souffrante, qui est d’ailleurs l’ennemie naturelle de l’art.
Car se laisser devancer en art et en politique, c’est se suicider, et une majorité ne peut pas se suicider.
Ce que vous avez fait pour la France, vous l’avez fait pour d’autres pays. Le Musée Espagnol est venu augmenter le volume des idées générales que vous devez posséder sur l’art ; car vous savez parfaitement que, comme un musée national est une communion dont la douce influence attendrit les cœurs et assouplit les volontés, de même un musée étranger est une communion internationale, où deux peuples, s’observant et s’étudiant plus à l’aise, se pénètrent mutuellement, et fraternisent sans discussion.
Vous êtes les amis naturels des arts, parce que vous êtes, les uns riches, les autres savants.[…]
L’art tendant la main au bourgeois, Baudelaire pragmatique, tout cela m’avait plus qu’étonné. Bien entendu, Baudelaire évoluera et l’histoire de son temps, sa propre notoriété, ses difficultés, sa conscience de poète, les « postures » qu’il sera amené à prendre le feront apparemment changer…
Il en va ainsi pour tous ces poètes maudits, ces écrivains enfermés dans des légendes qui leur donnent des profils de médailles, certes pratiques pour le Panthéon national d’un savoir prêt-à-porter, mais superficiel, insuffisant : Verlaine, ce pauvre Lélian, Rimbaud le génial révolté, Huysmans le double de Des Esseintes, Corbière au rire sardonique d’enfant génial blessé … et tous ces autres qui font rêver et s’émouvoir les

jeunes lecteurs, François Villon l’éternel étudiant, Nicolas Gilbert, Thomas Chatterton, Aloysius Bertrand,Gérard de Nerval, Lautréamont, Petrus Borel, Charles Cros, Germain Nouveau, Antonin Artaud, Armand Robin, Georges Perros… Entre la légende du mentir vrai et la réalité d’existences souvent difficiles, il n’y a guère de solution de continuité, hélas !
Et puis, il y a cet Alfred Jarry dont, merdre alors! on ne retient en général que son Père Ubu, le grand destructeur, le grand agitateur et sa partenaire terrifiante de bêtise et de méchanceté, la mère Ubu! Parfois Ubu enchaîné, veule et implorant… Le fond de commerce Jarry ! Comme s’il n’avait écrit que cela alors que sa bibliographie compte plus de quarante ouvrages et d’innombrables articles, des opérettes, des traductions. Il suffit de se procurer le volume de la Pléiade qui lui est consacré car Jarry est évidemment de la Pléiade ! Les UBU tous confondus ne représentent qu’un petit sixième de sa production !
Il existe une disproportion énorme entre le mythe Jarry et la connaissance de son œuvre complète. Longtemps, la critique s’en est tenue à l’homme (à son « image ») ou plutôt, elle a emboîté le pas à André Breton qui écrivait dans son Anthologie de l’humour noir : Jarry est le premier à avoir refusé la « différentiation longtemps tenue pour nécessaire » entre la vie et l’œuvre.
Ainsi, on aime en général à rappeler que ce petit homme d’ « à peine un mètre cinquante » (en réalité 1m 61 si l’on en croit les archives du 101e d’infanterie où il sera incorporé), le cheveu noir de jais (en réalité châtain), la raie partageant en deux parties égales une toison lui descendant jusqu’aux épaules, venait d’offrir au public médusé avec cette pièce acide, décapante, un spectacle incroyable mettant en scène sous une forme grotesque, mais d’autant plus angoissante une véritable philosophie de la destruction : « Cornegidouille ! Nous n’aurons point tout démoli si nous ne démolissons même les ruines ! », hurlait, vitupérait d’emblée Ubu.
Alors, pour tout le monde, Jarry méprise la société dans laquelle il vit, l’outrecuidance du bourgeois, son orgueil, son hypocrisie… On en fait un individu avide de scandales, ennemi les conventions, une sorte d’anarchiste de la littérature qui sublime certes sa détestation du bourgeois par l’écriture et qui porte constamment sur lui deux pistolets chargés, ne se privant pas de les exhiber dans des attitudes parfois ambiguës. Les anecdotes sont nombreuses qui rapprochent quasiment Jarry des Apaches grouillant alors à Montmartre, des anars impitoyables, voire (sans être à un anachronisme prêt) de la bande à Bonnot ! On rapporte ainsi qu’un soir, à un passant lui demandant du feu, Jarry répondit poliment « Voilà » tout en sortant son revolver et en tirant en l’air ! On raconte encore que circulant à bicyclette, il dégaine aux passages encombrés son pistolet et tire pour se frayer le passage ! Chacun sait que c’est lui qui fera cadeau d’un browning à Picasso et que celui-ci l’utilisera (en tirant en l’air !) quand un admirateur l’interrogera sur ses théories esthétiques !
On s’appuie sur des discours rapportés et des fragments de lettres ou d’écrits pour assurer que Jarry était d’avis que de telles actions, que ce soit sur le plan artistique ou du quotidien, avaient le mérite de repousser les frontières de l’art et de la société au-delà de la réalité présente et méprisable. Un acte de liberté, de libération en quelque sorte qui annonce le premier surréalisme. « Destruction » aurait été son cri de guerre, un cri que bien d’autres artistes reprirent en ces années qui allaient mener à la « grande » guerre, et on aime souligner que lorsque Jarry meurt à 34 ans certes épuisés par ses abus d’alcool et d’éther mais surtout parce qu’il avait toujours été d’une santé chancelante, Picasso travaille encore à ses Demoiselles d’Avignon, dont on veut aussi qu’elles expriment cette rage de tout détruire et marquent le début des temps nouveaux en matière d’art !
On insiste aussi sur la misère qui l’a accompagné au cours d’une vie renonçant à tout pour ne songer qu’aux beaux-arts, à l’écriture…
Après sa mort, son portrait sulfureux se complète, prospère et le pistolet offert à Picasso (en réalité pour se défendre au cas où des voyous montmartrois l’attaqueraient) devient objet cultuel, le témoin qu’un artiste révolté transmet à un autre artiste qui va poursuivre l’œuvre commencée de nouvel Érostrate en mettant le feu au temple des conventions les mieux établies. Le Quimpérois Max Jacob, qui aurait assisté à la remise du fameux pistolet, pouvait ainsi écrire que ce pistolet cherchait son propriétaire, qu’il était la comète qui annonce un nouveau siècle !
Bien sûr, derrière la légende, derrière ce que retient la mémoire collective, il y a du vrai, Alfred Jarry a été un révolté, il a exécré cette société figée qui devait mener au terrible conflit de 1914, mais…
Alfred Jarry est né le 8 septembre 1873 à Laval dans une famille de petite bourgeoisie : le père est négociant en tissus. Sa mère, Caroline Quernest, est bretonne et son père, lors de son mariage, avait Leconte de Lisle pour témoin ! Lorsqu’elle se sépare de son mari, elle se réfugie auprès de ce père, juge en retraite féru de littérature, à Saint-Brieuc où Alfred poursuit ses études de lycéen (1879-1888). C’est là qu’il commence à écrire ce qu’il intitulera par la suite Ontogenie (des vers, saynètes et comédies).
En 1888, Madame Quernest déménage pour Rennes, sa ville natale, et Alfred a pour professeur de physique au lycée de la ville M. Hébert, dont des générations d’élèves ont fait le héros ridicule d’une geste comico-satyrique qu’ils se transmettent et complètent d’année en année.
Alfred adapte une partie du texte pour en faire une comédie, Les Polonais, destinée à être représentée par les marionnettes du « Théâtre des Phynances » créé par lui et des camarades, en décembre 1888 et janvier 1889 chez un de ses condisciples, puis à partir 1890 dans l’appartement familial. Il s’agit du premier crayon d’ Ubu Roi.
Alfred Jarry compose encore Onésime ou les Tribulations de Priou qui devient Les cornes du P. H. ou Les Polyèdres, puis Ubu Cocu.
Alfred ne fait pas qu’écrire : brillant escrimeur, primé au concours régional d’Angers, il participe en 1889 à un assaut d’armes qui a lieu à Laval. L’Avenir de la Mayenne écrit à ce propos : « M. Jarry a réussi dimanche de belles parades et ripostes du tac au tac, quatre sur quatre. » Bientôt il canotera avec plaisir et achètera une barque…
En 1891, Alfred Jarry est inscrit en rhétorique supérieure au Lycée Henri IV.
avec pour Professeur de philosophie Henri Bergson.
Avec Léon-Paul Fargue, il organise à son domicile du Boulevard de Port-Royal diverses représentations d’ Ubu Roi et d’ Ubu Cocu.
Le 28 avril 1893, L’Echo de Paris littéraire illustré, dirigé par Catulle Mendès et Marcel Schwob publie son Guignol où apparaît toujours le Père Ubu.
Jarry est alors un habitué de galeries d’art et dessine lui-même avec un certain talent.
Il fréquente beaucoup les « Mardi » littéraires de Rachilde, femme d’Alfred Vallette directeur du Mercure de France et même ceux Mallarmé !
Rien d’une jeunesse particulièrement contestataire. Alfred est un jeune homme qui veut être à la mode et qui l’est, tenté par le dandysme et amoureux de littérature et de beaux-arts. Il fréquente Rémy de Gourmont et Paul Fort, participe aux rencontres du Tout-Paris intellectuel progressiste : il est des dîners de la Cave, fréquente Péladan et ses Rose-Croix, les milieux symbolistes et ésotériques de la capitale tout en s’intéressant à la physique, aux géométries non euclidiennes… Les ouvrages qu’il donne au public sont souvent très élaborés, d’une approche assez difficile, et rédigés dans une langue cristalline.
Ces personnages qu’il côtoie lui accordent d’ailleurs une vraie considération et on lui confie même de février à juillet 1894, une rubrique de critique d’art. Il en profite pour défendre son compatriote lavallois, Henri Rousseau et n’est pas pour rien dans sa notoriété naissante.
En juin 1894, il se rend à Pont-Aven et rencontre plusieurs peintres avec lesquels il entretient des relations amicales, voire professionnelles puisqu’il peint et dessine lui-même : l’Alsacien Charles Filiger, Armand Seguin ou Éric Forbes-Robertson. L’œuvre de Gauguin, son évolution l’intéresse particulièrement.
Cette même année, il publie Haldernablou illustré par Tom Pékin dans le Mercure de France Dans ce texte homo-érotique, ce jeune homme de 19 ans dévoile son goût pour les amitiés masculines. Il déménage alors pour habiter un appartement cossu 162, boulevard Saint-Germain.
Les Minutes de Sable Mémorial, qui résume en partie ses expériences de Pont-Aven, son premier livre, paraît alors aux éditions du Mercure de France et Rémy de Gourmont le sollicite pour diriger avec lui une luxueuse revue d’art, l’Ymagier, qui n’aura que 5 numéros. Il célèbre Joseph Sattler dans L’Art Littéraire et se penche avec beaucoup de finesse de l’œuvre du Norvégien Munthe, Munthe qui sera à l’origine des Tapisseries (poèmes). Il est alors une référence malgré sa jeunesse et participe de ce mouvement qui fait que l’avant-garde parisienne se penche avec passion sur la culture scandinave. Son ami De Gourmont écrit alors sur les légendes des Lapons de Norvège.
Son attrait pour le théâtre n’a pas diminué et il fait la connaissance de la sommité de l’époque, Lugné-Poe, le directeur du Théâtre de l’Œuvre.
Celui qui commence à passer pour un révolté chic qui ne veut évidemment pas pour autant rompre avec la société, est aussi en quête de « respectabilité sociale » : il se présente pour la troisième fois au concours de l’École normale supérieure et pour la 2e fois à la licence !
Il est appelé au service militaire à Laval, ce qu’il fait savoir à ses amis, non sans une certaine fierté. C’est au cours de cette période, qu’il découvre le haschich, grâce à un interne des hôpitaux dans le civil avec lequel il s’est lié d’amitié pour lutter contre l’ennui de la vie militaire. C’est aussi cet ami qui l’aidera à simuler au mieux les pathologies susceptibles de le faire réformer. Ces épisodes de vie militaire nourrissent un roman qu’il publie dans lequel le haschich est présenté comme libérateur des contraintes de la raison et capable de rendre par l’hallucination la présence d’êtres chers, de phantasmes. C’est surtout un roman qui lie la drogue au thème de l’homosexualité impossible à vivre socialement.
Après avoir donc été réformé en 1895 pour raisons de santé (lithiase biliaire chronique – des calculs dans les voies biliaires), il revient moins d’un an plus tard à Paris muni, toutefois, de son certificat de bonne conduite ! Cette obsession de la respectabilité, ce côté « petit bourgeois » affleure toujours aux moments cruciaux de sa vie. Ainsi, celui qui voue aux gémonies la société et ses usages, ses hiérarchies et ses inconséquences, alors qu’il se croit à l’article de la mort en 1906 rédige un faire-part dans lequel il s’octroie des titres de prestige nobiliaire et scientifique, religieux et militaires ! En 1933, Gabriel Brunet écrivait de lui qu’il avait construit systématiquement sa vie en forme « d’épopée humoristique et ironique, poussée jusqu’à la destruction volontaire, bouffonne et minutieuse de lui-même ». Cette vue de l’esprit, favorable à l’édification du mythe Jarry n’est pas confirmée par sa correspondance, loin de là !
À la mort de son père, le 18 Août 1895, il hérite d’ailleurs de plus de 15000 Francs or et va évidemment pouvoir (un temps au moins) poursuivre son existence de jeune dandy et se livrer à ses passions : écrire, peindre, fréquenter les sociétés huppées et d’avant-garde.
En janvier 1896, il propose à Lugné-Poe une collaboration en particulier pour monter Les Polyèdres, un nouvel ouvrage. À partir de juin, celui-ci l’engagera d’ailleurs comme secrétaire de son théâtre, une sinécure agréable et une marque de la considération qu’on lui accorde. Ubu roi sera monté et joué pour la première fois le 10 décembre. Le public réagira violemment mais l’écho dans la presse sera important. En froid avec Rémy de Gourmont, alors qu’il découvre Dürer et les nabis, il fonde sa propre revue d’estampes Perhindérion (2 numéros, titre issu d’un mot breton signifiant pardon, pèlerinage) et Ubu Roi est publié au Mercure de France. En septembre de la même année, il écrit son article « De l’inutilité du théâtre au théâtre » (Mercure de France) qui commence par : « Je crois que la question est définitivement tranchée de savoir si le théâtre doit s’adapter à la foule ou la foule au théâtre » et qui s’en prend aux conventions théâtrales (gestes et mimiques consacrés, des décors « hybrides », monotonie du débit, masques…).
Le 30 novembre, il achète à Laval, sa fameuse bicyclette « Clément luxe 96 course sur piste » (qu’il ne paiera jamais) mais qui fera partie de son personnage car il circulera beaucoup à vélo dans la capitale.
Le 1er janvier 1897, il fait paraître dans La revue blanche « Question de théâtre » une réponse aux critiques d’ Ubu Roi qui va être repris en janvier 1898 au Théâtre des Pantins par les marionnettes de Pierre Bonnard. La pochade rennaise est devenue une satire sociale dans laquelle il a concentré toutes ses amertumes et ses colères. Ubu est devenu un type plein de vitalité, énorme et caricatural, qui ne laisse pas indifférent et son auteur, qu’on aime ou qu’on déteste ne laisse personne indifférent.
Jarry, qui a vite dilapidé son héritage, abandonne le boulevard Saint Germain pour réintégrer son ancienne garçonnière au 78, boulevard de Port-Royal, logement qu’il devra quitter quelques mois plus tard en louant rue Cassette un appartement « bas de plafond » que le marchand d’art Ambroise Vollard décrit ainsi : « Et me reconnaissant, Jarry m’invita à entrer avec cette recommandation : « Gare au plafond!… » Une fois dans la pièce où j’avais pénétré en me courbant en deux, j’observai que les cheveux de Jarry, qu’il portait alors taillés en brosse, avaient les extrémités toutes blanches. Je ne tardai pas à comprendre que
ce blanc provenait du plafond assez élevé pour ne pas gêner Jarry, mais d’une hauteur insuffisante pour que ses cheveux n’en raclassent pas le plâtre. Jarry m’expliqua que son propriétaire avait partagé horizontalement en deux un appartement à l’usage des locataires de petite taille. L’auteur d’Ubu Roi habitait là avec deux chats et un hibou. L’oiseau aussi,
si je m’en souviens bien, avait le sommet de la tête tout blanc, car, sans cesse sur l’épaule de son maître, lorsque celui-ci allait et venait dans l’appartement, le hibou balayait le plafond de sa huppe. »
Ce sont des années difficiles et il mène une vie comparable à celle de son ami Érik Satie, mais avec des excès peut-être dus à sa consommation exagérée de drogue et d’alcool. Ainsi, au cours d’un dîner littéraire (mais on parle aussi de duel), ivre, il tire des coups de revolver sur un de ses amis, le poète belge Christian Beck.
Pourtant, il poursuit tant bien que mal ses activités. Le Mercure de France publie Les jours et les nuits et on s’arrange pour venir (discrètement) à son secours car, comme l’indique Vollard (et il n’est pas le seul) : « Il n’y a pas eu plus noble figure d’homme de lettres que Jarry. Très pauvre, il ne faisait jamais étalage de sa misère, évitant même ceux qu’il soupçonnait capables de s’intéresser à lui ».
Ayant à nouveau quelques fonds, il loue à Corbeil, une villa qu’il appelle le « Phalanstère », y écrit son 2e grand succès Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien.
Il continue à avoir une vie très mondaine malgré des ressources de plus en plus minces qui l’obligent à retourner souvent auprès de sa sœur Charlotte à Laval. Il rencontre Oscar Wilde, assiste aux obsèques de Mallarmé et publie régulièrement : L’amour en visites aux éditions Pierre Fort, l’Almanach du père Ubu illustré avec des dessins de Pierre Bonnard et met un point final à une opérette Par la taille parue en 1906.
Privé de son Phalanstère, avec des amis, il loue pour quelques mois une autre villa à La Frette, et y écrit Ubu Enchaîné puis, sans ressources, s’installe dans une baraque au barrage du Coudray non loin du chemin de halage de la Seine et de la nouvelle demeure des Vallette, attendant de pouvoir réaliser son rêve : construire une tour dans ces parages, où il habitera et écrira.
La Revue blanche accepte de publier Les Silènes, une adaptation d’une pièce de Christian Dietrich Grabbe. Il travaille avec Eugène Demolder à diverses opérettes. Ubu Enchaîné, Troisième cycle d’Ubu, précédé d’Ubu Roi paraît alors.
De juillet à septembre 1900, Messaline, sorte de roman historique et érotique, macabre et humoristique, un ouvrage d’érudit en goguette, paraît en feuilleton dans la Revue Blanche. Une fois publié, ce sera le seul de ses ouvrages qui se vendra correctement. On comprend pourquoi !
Puis viendront ses Spéculations qui seront suivies de Gestes, Le Surmâle, roman de l’homme moderne. 1903 marque le début de sa collaboration à La Plume et à un au Canard sauvage éphémère revue de Franc-Nohain. La bataille de Morsang, fragment de La Dragonne, paraît dans La Revue Blanche. En novembre, il se rend chez Claude Terrasse non loin de Grenoble pour travailler à un Pantagruel commencé en 1897.
À son retour, grâce à Félix Fénéon, il entre au Figaro, mais n’y reste pas. En 1905, au cours d’un dîner chez Maurice Raynal, en présence d’Apollinaire qui le désarme, une nouvelle fois, Jarry ivre tire « à blanc » sur le sculpteur espagnol Manolo. L’affaire n’aura pas non plus de suite.
Pendant l’été, après avoir acquis un terrain aux Bas-Vignons, près de la villa de ses amis Vallette, il fait construire par un charron, un abri en planches sur socle de ciment : le « Tripode » : ce devait être le commencement de sa fameuse tour.
En octobre avec le docteur Saltas, Jarry commence à traduire La Papesse Jeanne du grec Emmanuel Roïdis.
Puis, ses abus d’éther et d’alcool, de haschich et d’autres drogues finissent d’user sa santé fragile.
Au printemps 1896, Jarry, malade et sans ressources, se réfugie comme souvent à Laval où Charlotte le soignera. C’est alors qu’il pense mourir et dicte à sa sœur ses dernières volontés, reçoit les sacrements (il insiste pour que ce soit le grand vicaire de la Cathédrale qui lui administre l’extrême-onction !), mais en juillet, il est de retour à Paris où il reprend ses activités (Ubu sur la Butte, Par la taille).
Sa situation financière continue à être déplorable et ses amis sont contraints de l’aider (Édition de l’opérette Le Moutardier du Pape).
Il passe la fin de sa vie le plus souvent à Laval, avec sa sœur aux prises, elle aussi, à des difficultés financières car les commerçants lavallois sont excédés par les impayés. Une nouvelle fois à Paris le 7 octobre, il est transporté d’urgence à l’hôpital de la Charité où il meurt le 1er novembre 1907 d’une méningite tuberculeuse.
Tous ceux qui l’ont connu témoignent de sa gentillesse et du fait qu’il était « un humaniste de première force », versé en latin et parfait connaisseur de l’histoire et de la civilisation latine entre autres.
Alfred Jarry est toujours resté très lié à la Bretagne. Son roman le plus touchant, à mon avis, Les jours et les nuits, est parcouru de souvenirs ayant trait à son enfance bretonne avec en particulier un passage d’anthologie, « Le tain des mares », une évocation étonnante de Sainte-Anne-d’Auray et de Carnac par les yeux de son double, le personnage principal de la narration. Dans l’Amour absolu, son héros est un notaire de Lampaul nommé Josep qui, avec sa femme Varia (Marie et Joseph) recueille un enfant qu’ils nomment Nédelec Doué et qui se révélera être un autre Oedipe! Jean Markale faisait remarquer que dans son Faustroll, les déplacements du docteur font songer aux déplacements des dieux dans les légendes irlandaises… Il est vrai que Brocéliande fait partie des décors de ce texte incomplet sur lequel il s’épuisa : La dragonne… Jean Markale, encore, voyait dans Ubu un de ces géants celtiques qui ont précédé Gargantua et Pantagruel, mais c’est sans doute un peu trop extrapoler. Il s’est rendu à Pont-Aven
Ajoutons, comme le formulait Michel Arrivé, qu’ « il est devenu périlleux de s’interroger sur la signification du personnage d’Ubu », mais que « Ubu peut apparaître comme la concrétion sous forme de personnage dramatique de toutes les notions qui, dans l’univers imaginaire de l’auteur, sont considérées comme repoussantes ou, plus précisément négatives et, par un retournement attendu, exaltantes et positives […] »
Dans Minutes, Jarry écrivait à propos de la hiérarchisation des sens en poésie, ce qui est plus qu’une formule : « En celle-ci, le rapport de la phrase verbale à tout sens qu’on puisse y trouver est constant ».
Récemment, Libération publiait un article sur Jarry à Quimper :
« Jarry roi de Bretagne
Par Judicaël Lavrador Envoyé spécial à Quimper
Comment l’esprit de l’auteur d’«Ubu» peut irriguer la création contemporaine : une exposition au Quartier, le centre d’art contemporain de Quimper, en fait la démonstration. (2015) »
*
Les recherches sur Jarry sont très nombreuses et facilement accessibles comme :
http://www.alfredjarry.fr/amisjarry/documents/reactionsubu.htm
https://www.unidivers.fr/rennes-ubu-alfred-jarry-ecrivain-rennais/
www.alfredjarry.fr/amisjarry/saaj/etoileabsinthe.htm (En particulier : Maria de Los Angeles Vesga Vasquez, « Alfred Jarry et la Bretagne le portrait du breton éternel », in : L’ Etoile-Absinthe, 2006, no107-108, pp. 57-71.
Voir également les Cahiers du Collège de pataphysique.
Michel Arrivé, Les langages de Jarry. Essai de sémiotique littéraire, éd. Klincksieck, 1972.
Paul Audi, La Théorie du Surmâle. Lacan avec Jarry, Lagrasse, Verdier, 2011.
Henri Béhar, Jarry dramaturge, Paris, Nizet, 1980.
Henri Béhar, Les Cultures de Jarry, Paris, P.U.F., 1983, rééd. Nizet, 1994.
Henri Béhar, La Dramaturgie d’Alfred Jarry, Paris, Honoré Champion, 2003.
Patrick Besnier, Alfred Jarry, Paris, Fayard, 2005.
Matthieu Gosztola, Alfred Jarry, critique littéraire et sciences à l’aube du XXe siècle, Éditions du Cygne, 2013.
Rachilde, Alfred Jarry ou le surmâle de lettres, Paris, Grasset, 1927, rééd. Arléa, 2007.
Julien Schuh, Alfred Jarry, le colin-maillard cérébral, Paris, Honoré Champion, coll. Romantisme et Modernité, 2014. Version de soutenance en ligne [archive].
François Labbé, tous droit réservés