Une grande écrivaine, Anne de Tourville

 

Le prix Fémina (à l’origine prix du magazine La vie heureuse !) créé et décerné l’année suivant le premier Goncourt, en 1904, avait une vocation bien particulière dans l’esprit de ses créateurs : mettre en valeur la littérature féminine. Sa première lauréate, Myriam Harry, est probablement aujourd’hui bien oubliée ainsi que son roman, La conquête de Jérusalem. Cependant, dès 1905, le prix est attribué à Romain Rolland pour Jean-Christophe et, à partir de cette date, le Fémina ne s’encombre plus du sexe de ceux qu’il couronne et devient « l’autre » Goncourt !

Presque sans débat, le jury désigne en 1951 une jeune femme, Anne de Tourville, une Bretonne qui a déjà vu son recueil Gens de par ici recevoir le Prix Interallié de Bretagne en 1944. Le Fémina avait déjà récompensé une Bretonne en 1927 : Marie Le Franc, née à Sarzeau.

Anne de Tourville est née à Bais (Ille-et-Vilaine). Elle a passé son enfance au manoir de Carivan, en Morieux puis à Saint-Servan. Dans les années soixante, elle s’installe à Dinard qu’elle quittera pour Bais quelques années avant sa mort en 2004. Ses romans, de la terre comme Jabadao,  ou maritimes comme Matelot Gaël, se passent dans une Bretagne mêlant un regard réaliste à une écriture souvent lyrique. Anne de Tourville a légué une œuvre importante, peut-être malheureusement un peu délaissée. Son écriture n’est en effet pas facile : très poétique et littéraire tout en restant simple voire âpre. On a pu parler du « magique sillage de son rêve » (Patrick Delon). Elle sait  envoûter le lecteur par des histoires qui font appel à la profondeur de son âme, aux échos mythiques qui peuvent résonner en lui et par le délié de sa phrase.  En 1958, Femmes de la mer a été un nouveau succès. Peintre talentueuse et appréciée, Anne de Tourville exposera par ailleurs souvent et avec bonheur.

Lecteur passionné du Giono du Chant du Monde et de Roi sans divertissement, j’avais été frappé et enchanté au sens propre du terme par ses romans qui en font la parente celte du Provençal. Depuis le jour où j’ai découvert ses livres, l’étrange et envoûtante atmosphère de ses œuvres ne m’a plus quittée : souvent, je relis quelques pages, qui me plongent dans une véritable et incompréhensible rêverie ; j’ai commencé une étude sur eux, mais, hélas, il est bien difficile de conserver la distance nécessaire pour observer, quand on est passionné ! Mon étude se traîne, elle ne verra jamais le jour. Ce que je dis est tellement éloigné de la perfection et du mystère de ses textes : faut-il absolument gloser sur des livres qu’il suffit de lire pour qu’ils vous fascinent ?

Anne de Tourville possède un sens inné de la narration poétique. Jabadao, en particulier, raconte une histoire qui se passe à un autre niveau que celui du réel et qui est pourtant implanté dans la réalité bretonne, mais une réalité sublimée, touchant au mythe.

Le titre d’abord aux sonorités étranges pour les non Bretons, ces a et ces o qui forment sarabande, est pour les initiés cette danse très ancienne survivance de rites magiques primitifs, de rites solaires antiques. On dit même que ce terme est une forme altérée du mot sabbat voir la contraction de Job ar Diaoul (Joseph le Diable) et ce sabbat indiqué à la première page enferme l’histoire dans la ronde qui débute le jabadao sur une sorte de pas de gavotte, une ronde qui va entraîner le lecteur dans un parcours qui impliquera de sa part une lecture en partie détachée des critères habituels aux romans sans pour autant être ésotérique. L’écrivain fait entrer en résonance une histoire toute simple certes avec une Bretagne mythique et cet univers qui nous habite et dont nous avons peu conscience… Quelque part, dans une Bretagne aussi étrange et mystérieuse que celle mise en scène par Armand Robin dans Le temps qu’il fait, deux villages s’ignorent : le premier est celui des riches habitants de la Rivière Froide, de Feunteun Yen, le second celui des Collines Brûlées où vivent de pauvres gens. Tout les oppose, le feu et l’eau, la chaleur et le froid, l’opulence et la misère. D’emblée, on pressent que les deux autres éléments, tellement présents, la terre et l’air vont jouer un rôle essentiel.

Le jeune Ener, héritier de la meilleure famille de la Rivière froide, les Kelenn, aime Gaud, la fille du plus malheureux habitant des Collines brûlées, « les plus pouilleux qui existent », depuis le jour où, enfant encore, il a rencontré cette fille de bûcheron en pleurs dans la campagne. Celle-ci venait de perdre le peigne rouge juste acheté à l’épicerie du village et ce peigne sera le talisman qui préparera l’union des enfants, ce peigne qui permettra aussi de démêler la chevelure de Gaud, de l’ordonner. Le lendemain, Ener est revenu déposer un autre peigne rouge sur la fenêtre de Gaud. Gaud sait alors qu’elle sera l’épouse d’Eden. Adolescente, elle s’est confiée à sa mère qui traite de lubie ce projet : « Laisse donc Ener Dalenn à son village, mon enfant, et toi reste dans le tien. Ces gens-là ne se marient qu’entre eux, tout comme nous autres entre nous. » Pourtant, Gaud ne se laisse pas décourager. Elle apprend la broderie et la couture chez les Ahiannic et occupe tous ses moments perdus á préparer secrètement sa robe de mariée. Incapable d’acheter les perles qu’elle coudra, dans une scène fantastique, après son travail, elle se rend auprès de l’église et du cimetière et conjure les morts dont les ossements sont dans l’ossuaire de l’aider à trouver les perles qui ont orné leurs couronnes et qu’on a jetées avec les détritus. Le miracle se fait : elle trouve ce qu’elle cherche et « sa gorge se serra, elle mit un chaud baiser dans sa main et le souffla dans la direction des os. »

De son côté, Ener, beau jeune homme intelligent ne peut oublier celle qu’il a aimée au premier regard. Devenu homme, il quitte la maison de sa mère et se rend aux Collines brûlées. La veuve Dalenn, fière de sa richesse et de sa position de maîtresse d’une maison riche l’apprend de la bouche du recteur et fait contre fortune bon cœur. Le mariage aura donc lieu ; les préparatifs avancent, les plumeuses de poules, les batelières, les notables chargés de paniers débordants d’andouilles, de beurre et de lard arrivent, le « parleur » fait des discours, commente. La nuit, les hommes montent aux Collines pour aller chercher la fiancée dans une chasse symbolique de la femme. Celle-ci se terre dans la maison de ses parents, qui, comme les usages le veulent refusent d’abord d’ouvrir la porte et de donner leur fille : « Entrez et cherchez-la ; si vous la trouvez, elle est á vous ». Lorsque ce simulacre d’enlèvement est sur le point d’aboutir, Gaud, angoissée s’enfuit pour de bon. La chasse reprend alors et on la découvre sous une meule : « Alors, ils la portent en triomphe à ses parents pour montrer comment ils l’avaient conquise et gagnée ». Le branle sourd du Jabadao est omniprésent, avec  le cri nasillard des binious et le choc des sabots en cadence, ces sabots dont Gauguin écrivait : « Quand mes sabots résonnent sur le sol de granit, j’entends le son sourd, mat et puissant que je cherche en peinture ».

Le banquet de 300 invités a alors lieu et c’est au milieu de ce banquet que la mère du marié ne peut plus se taire, clame son dépit et va jusqu’à maudire sa bru. L’événement frappe la foule des invités de stupeur car la malédiction d’une mère est quelque chose de définitif. Ener prend bien sûr le parti de sa fiancée mais la fille d’honneur qui devait partager la première nuit de noce avec la jeune mariée pour bien montrer que cette nuit est offerte à la Vierge Marie, disparaît et les parents de Gaud s’enfuient en plein désespoir. Katell regrette vite sa colère, demande que la fête se poursuive. On va chercher les parents humiliés et la fête reprend, la danse. Gaud, la fête terminée, intègre la maison de son époux et essaye de rentrer en grâce auprès de sa belle-mère en lui proposant ses services, mais celle-ci la reçoit froidement et réclame seulement du café : « Du café, chauffe-moi […] » (syntaxe « bretonnante » !) Cette attitude renforce la détresse de la jeune fille face à cette vieille femme qui la regarde avec haine. Puis, pour une tache sur la table, la veuve l’accable de reproche et l’insulte, elle, la fille de rien, est maudite une nouvelle fois. Gaud n’en peut plus et s’enfuit aussi loin qu’elle le peut. La « minourez», la fille d’honneur, fera savoir partout qu’à son réveil, elle était seule dans le lit et que Gaud a disparu. L’indignation des gens est à son comble quand ils apprennent les méchancetés de Katell Dalenn. On part à la recherche de Gaud, une battue est organisée. En vain. Ener, poussé à bout, se laisse aller à de voies de fait sur sa mère. Affolée, honteuse la jeune fille s’en est allée vers les jachères, les landes du haut. Une vieille femme, la bergère Berch’ed la recueille, cette « femme sans velours […] sans velours mais riche de tout ce qu’il faut contre le malheur ». Une autre femme, pressent tout ce qui s’est passé, toutes les souffrances de Gaud. Son don de double vue lui fait comprendre que Gaud est en grand péril, elle imagine sa mort, voit sa mort en transes: elle « avait capté la mort de Gaud Dalenn et la tenait enfermée dans sa maison par la force de son don intérieur » et détourne cette mort sur elle-même sacrifiant ainsi sa propre vie pour que Maud survive. Ce sacrifice mystique permettra au couple de se retrouver. Avec pour cadre l’orage et la nuit, dans une bergerie, le bonheur conçu dans les temps de l’enfance renaît alors dans un chapitre particulièrement « beau » (écriture, images, gradation…) et lourd de symboles, « beau », car il n’y a pas d’autres mots. La vie a besoin de la mort, du sacrifice, rien n’est gratuit : il faut toujours que quelqu’un se sacrifie, car se sacrifier pour ceux qu’on chante, c’est là le bonheur et le sens de la vie.

Une aventure simple comme les mythes, mais un livre dru dont les véritables héros sont moins Ener et Gaud, personnages somme toute schématiques, brossés pour raconter la plus vieille histoire du monde, celle de la mort et de la vie, de l’amour et de la désespérance, de la confrontation des générations, de l’individu partie prenante des forces de la nature, de l’atmosphère toujours dense, des sortilèges antiques, des mœurs ancestrales et de cette terre lourde, magna mater partout présente où les animaux (oiseaux « porteurs de nouvelles », vaches, chiens, hérissons, hiboux…), tiennent une place importante. Les pages sont parcourues par un grand souffle lyrique que sous-tendent images, suggestions et sonorités, la lancinance du grand Jabadao et « le frappement sourd des sabots (qui) faisait un grondement sourd et continu, un ébranlement de train qui passe sur un pont,[…], le rêve d’une Bretagne à la fois immémoriale et toujours jeune, faite de brouillards et de lumière, d’eau et de feu, de terres lourdes et de lumière changeante, de velours sombre et de broderies immaculées, de danses et de musiques, de bruits et de silences, de fracas et de mélodies, étrange et convenue, vraie et irréelle, une île d’Avallon perdue dans le temps et la légende qui parle de la loi de vie, de la loi d’amour éternelle et universelle, mais particulière à la Bretagne.

Anne de Tourville possède en elle la force évocatrice des vrais créateurs de mythes. Lisez Jabadao, le livre de l’Argoat et n’oubliez pas Le matelot Gaël, son pendant d’Armor…

Tous droits réservés François Labbé.

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