Un préromantique breton, Loaisel de Tréogate

Bécherel est un lieu de pèlerinage pour qui aime le livre. Sur son piton, la vieille cité et ses libraires un peu mystérieux dans leurs antres divers et chaleureux est une étape nécessaire : feuilleter des bouquins, boire une bonne bolée en dégustant une galette cuite sur le trépied. Je m’y arrête toujours quelques heures quand je viens du Margraviat de Bade où j’habite (Breton de la Diaspora !) et que je file sur Carantec pour me retrouver « au pays ». C’est là qu’un jour j’ai découvert et acheté  un petit livre en mauvais état : les Soirées de mélancolie de Loaisel de Tréogate. La sincérité de ces nouvelles poétiques m’a beaucoup impressionné, voire touché. Pour moi qui me suis intéressé d’assez près à la poésie des années 1770-1790, ce recueil était une exception car la plupart des poètes de cette époque écrivent des préciosités artificielles qui sont un peu comme ces bouquets compliqués que l’on trouve sous verre chez un antiquaire : desséchés, décolorés, sans parfum. Les Soirées étaient si différentes (elles annonçaient les meilleures poésies romantiques, celles de Musset par exemple) que j’ai bien sûr voulu lire les autres livres de cet auteur. Son nom déjà était tout un programme : Loaisel de Tréogate ! Ses romans m’enchantèrent à un tel point que je décidai d’y consacrer une étude solide et d’aider ainsi à « réhabiliter » un auteur peu connu, mais, à mon avis (ce que je crois toujours), de grande valeur. J’ai alors beaucoup lu et beaucoup « mis en fiches » (c’était avant l’époque des PC) ses ouvrages, sa vie, des classeurs entiers.  En bref, un gros travail de deux ou trois années, qui n’aboutit à rien : un universitaire américain, Raphael Gimenez, fit paraître avant moi une très belle étude sur Loaisel : L’espace de la douleur chez Loaisel de Tréogate. Je lus ce livre avec avidité et désespoir et ne pus que reconnaître la grande valeur de la recherche menée : tout y était, je n’avais plus rien à dire.

De dépit, je brûlai mes fiches, inutiles désormais.

Tout cela est bien loin. Il n’empêche que j’ai conservé beaucoup d’admiration pour cet auteur, insuffisamment connu, malgré le travail de Gimenez. Quand je passe en Morbihan, je fais un détour par le château de Bovrel me recueillir quelques instants et contempler ces vieux murs (que le propriétaire actuel a parfaitement rénovés) qui ont vu l’enfance et les tourments de Loaisel.

En la grève de Saint-Guyomarc’h

une allée de marronniers noirs

mène à l’arc d’une porte cavalière

qui ouvre sur une clairière

où poussent ajoncs et genêts

Parmi les feuilles moisies et les effluves de la mer.

De vieilles pierres grises mangées de lichen épais

envahies de folles fougères

et de mille mains de lierre

Tremblent derrière un bouquet d’aulnes noueux.

Au bout d’un chemin creux

Le sourd écho des voix de tes aïeux

la source près de laquelle tu jouais

la margelle où tu t’asseyais […]

Joseph-Marie-Vincent Loaisel de Tréogate voit le jour au manoir de la Cour de Bovrel près de Saint-Guyomard (trêve de Sérent), non loin de Malestroit, le 17 août 1752. De bonne bourgeoisie, son père et son grand-père occupaient les fonctions de sénéchaux.

Il se rend à Paris en 1771 où il paraît « toujours d’une bonne conduite » si l’on en croit une lettre d’un beau-frère, ce qui est moins certain si on relit son « rêve » autobiographique, Le songe, dans lequel le héros – qui lui ressemble comme un frère – évoque des frasques probablement très réelles. Il faut dire qu’il est de bonne heure en relations avec une joyeuse équipe : Évariste Parny (1753-1814), le Réunionnais, et le Breton Joseph Auguste Pinczon du Sel (1754-1794).  Tous deux ont étudié au collège de Rennes, ils ont son âge.

Parny est gendarme depuis 1772, un corps d’élite dont les jeunes officiers sacrifiaient davantage aux muses et à Vénus qu’à Mars. Sous l’impulsion d’Antoine Bertin (1752-1790) et de quelques autres Créoles également militaires, est fondée en leur lieu de garnison une sorte de Thélème poétique, la « Société de la Caserne » qui avait ses rites et ses habitudes :

« Représentez-vous, écrira Bertin dans son Voyage en Bourgogne, une douzaine de jeunes militaires, dont le plus âgé ne compte pas encore cinq lustres, transplantés la plupart dans un autre hémisphère, unis entre eux par la plus tendre amitié, passionnés pour tous les arts et pour tous les talents, faisant de la musique, griffonnant quelquefois des vers, paresseux, délicats et voluptueux par excellence, passant l’hiver à Paris et la belle saison dans la délicieuse vallée de Feuillancour. L’un et l’autre asile est nommé par eux la CASERNE. C’est là qu’aimant et buvant tour à tour, ils mettent en pratique les leçons d’Aristipe et d’Epicure. Qu’on appelle cette société charmante l’ordre de la Caserne ou de Feuillancour, le titre n’y fait rien, la chose est tout. C’est toujours l’ordre qui dispense le bonheur et les autres ne promettent que la gloire ».

Loaisel qui a rejoint Paris en attendant d’être admis dans la gendarmerie le 31 mai 1773 y a été également reçu en ses qualités de Breton, de passionné de littérature. Il a participé aux soirées qu’organisaient ces jeunes gens où l’on ne manquait pas d’inviter de véritables muses comme les sœurs Sentuary modèles des Eucharis, Camille et Éléonore, les égéries de ces jeunes poètes. Loaisel chantera une Julie qui logeait, confie-t-il, dans un château voisin de Bovrel.

Mais les malheurs s’abattent sur lui : il doit quitter l’armée moins de deux années plus tard, sans doute à la demande du marquis de Castries, alors inspecteur général, qui « s’éleva avec trop de vigueur, nous dit Loaisel, contre les écarts d’une jeunesse inconsidérée ». On peut penser que ce jeune homme sans fortune s’est vite laissé griser par ses amis qui, eux, avaient leurs entrées à Versailles et qu’il a mené une vie de jeune libertin sans en avoir ni les moyens ni la naissance. Dans Le Songe, il évoque des dissipations de toute nature : dépenses inconsidérées, dettes, duels, aventures en un couvent de Visitandines…

Ce « congé de retraite » lui a donc été vraisemblablement imposé pour des fautes de jeunesse mais certainement aussi parce qu’il ne put confirmer la déclaration de noblesse qu’il avait faite un peu vite pour intégrer la gendarmerie !

Toujours est-il que cette rupture avec le métier des armes laisse beaucoup d’amertume au jeune homme. Dans la préface de Florello, son second roman, il confie en note :

« Ô jours que j’ai passés au service de mon roi, jours que je regrette et si vite écoulés ! Vous fûtes les plus beaux de ma vie… Que ne puis-je oublier l’événement malheureux qui me fit renoncer pour un temps à une profession faite pour produire l’enthousiasme des vertus ! »

Il était alors en garnison à Lunéville. Parny et Pinczon venaient de partir pour l’île Bourbon, les membres de la Caserne n’allaient pas tarder à se disperser.

Le 10 avril 1775, il reçoit donc son congé. La nostalgie des hommages aux muses, des amours, des duels, des soirées bachiques et poétiques, le regret des amis poètes, de l’uniforme (« Autrefois, monté sur un beau cheval que je nommais le « Superbe », dont le regard de feu, la magnifique encolure répondait merveilleusement à son nom, j’aimais à me voir enveloppé d’un noble tourbillon de poussière, au milieu d’un brillant escadron ; […] « Lettre à M. Coll. », 3 mars 1776, Florello ») le rappellent vite à Paris.

Que faire alors sinon écrire, lui qui admire, fréquente Baculard d’Arnaud et ses romans noirs. Il ne lui reste plus, note-t-il, qu’à prendre le « manteau platonicien, courbé sous la besace philosophique ». Il ajoute : « Je marche d’un pas lent et timide dans les sombres détours qui précèdent les avenues du Temple de Mémoire » (« Lettre à M. Coll. », Florello). La gloire militaire désormais inaccessible, il reste la renommée littéraire, là-bas, à l’horizon, ailleurs ! La Société de la Caserne cultivait aussi la nostalgie de l’ailleurs : « transplantés d’un autre hémisphère », Bertin, Parny, Pinczon songeaient à l’île Bourbon, à ses charmes et à ses langueurs, Loaisel, et un autre membre de la Caserne, Ginguené, venaient de Bretagne, de cette province éloignée dont les parisiens musqués se moquaient dans le sillage de Voltaire. Pourtant,  depuis quelque temps, on commençait à célébrer les charmes d’une Celtie sœur des provinces gaéliques que le barde Ossian venait de populariser quelques années auparavant. Être breton, c’était donc aussi venir d’un autre hémisphère, comme Bertin ou Parny ! Et puis, c’est l’époque où Jean-Jacques va disparaître, l’époque où l’on va se rendre en pèlerinage, comme Dolbreuse, le héros de son principal roman, sur le tombeau du père d’Héloïse en l’Île des Peupliers, c’est l’époque où Le Tourneur traduit Young, où le goût des ruines s’impose en peinture comme en littérature, où le « genre sombre » triomphe, où Goethe publie son Werther… Devenir écrivain donc, mais un écrivain déraciné, marqué par ce premier mal du siècle, cette société qui refuse tout avenir aux jeunes gens « mal nés », trop sensibles, cette société détestable qui pousse au crime par désespoir, par haine de l’injustice, cette société des apparences et de la futilité alors que ses illuminations aveuglantes et ignobles projettent des ombres angoissantes, mais tellement attirantes ! Loaisel ressemble à Chatterton et d’ailleurs sa destinée annonce celle de Vigny. Le passage ne pouvait pas être plus brutal : « Il fut un temps où mon esprit pétillait comme le Champagne, où j’étais fou comme une vieille amoureuse ; mais de disciple joyeux de Mars que j’étais alors, je suis devenu le triste élève d’Apollon. » Dans la préface de Florello, il se décrit comme un être prisonnier d’une imagination débordante qui l’entraîne vers les chimères.

Il sera d’abord romancier alors que le roman est le genre plébiscité par le public, mais encore entouré de suspicion par les lettrés, qui font (officiellement) la fine bouche.

De 1776 à 1788 paraissent six ouvrages qui s’y apparentent, puis Valrose en 1799 et un roman historique en 1803.

De 1788 à 1811, il se tourne vers le théâtre et donne 6 comédies, une comédie héroïque, 6 mélodrames, une pantomime.

En 1780, il donne un recueil de vers : Aux âmes sensibles. En tête de ces élégies, il confie sa conception de l’écriture : écrire ce qu’on aime, ne pas chercher à plaire, être vrai : « Je connais mes travers, ils sont affreux, je l’avoue ; mais je les aime… Mais je me console d’avance… Une larme, une seule larme que mes faibles écrits auront fait couler dans le silence en sera l’éloge et le salaire » !

Dès 1776 donc, paraissent chez Moutard une anecdote, Valmore, et une histoire, Florello.

Valmore est « l’enfant adoptif du malheur », la passion réciproque de deux adolescents qui se refusent à ne pas faire du droit à l’amour vrai le bien suprême et qui sont alors entraînés (au cœur de leur Bretagne natale) dans une série de malheurs vers la déchéance.

Florello emmène le lecteur vers des paysages exotiques de l’Amérique, mais la destinée de ce héros n’est guère plus enviable. Après bien des déboires, il croit trouver la paix auprès d’un vieux sage vivant retiré au milieu de la belle nature. Il s’éprend d’une jeune sauvage du voisinage, mais cet amour est mal accepté par les Indiens et un rival jaloux enlève la bien-aimée alors qu’ils allaient enfin pouvoir s’épouser. Comme Des Grieux à la recherche de Manon, Florello erre dans des déserts, cette fois sur les berges de l’Orénoque, croit reconnaître le ravisseur, le tue mais il s’est mépris et a sacrifié un innocent. Lorsque la jeune fille le retrouve après s’être échappée, il n’est plus qu’un être déchiré par le remords, qui ne croit plus en la possibilité d’un bonheur terrestre et se laisse mourir. Chateaubriand a lu Florello ; Atala et René lui sont certainement redevables.

Dès la parution de Valmore, un long article, très positif, paraît dans Suite de la Clef ou Journal historique sur les matières du temps (juin 1776). Le Journal des Sciences et des Beaux-Arts est lui aussi élogieux même si, comme le Journal Encyclopédique, il regrette quelques imperfections. Dans les deux cas, on excuse toutefois ce jeune auteur. D’autres journaux lui reprochent toutefois son aspect lugubre tout en lui reconnaissant des qualités d’écriture et d’imagination, comme Les Affiches, annonces et avis divers du 6 juin 1776. Le Mercure de France résume les opinions à propos de Florello : « Il y a de l’intérêt et de la chaleur dans ce petit roman, qui porte partout l’empreinte d’une imagination vive et sensible, mais mélancolique et sombre. »

Un an plus tard, il fait paraître les Soirées de Mélancolie, l’ouvrage que j’ai trouvé à Bécherel, un recueil de nouvelles ou de poèmes en prose qui passe un peu inaperçu : l’aspect « préromantique », l’implication d’un moi souffrant, décliné à l’infini, la sincérité du ton, une écriture qui parfois échappe aux canons du temps, aux clichés alors obligatoires pour parvenir à une vraie originalité qui ne reparaîtra qu’avec Chateaubriand ont pu désorienter le lecteur. Plusieurs des nouvelles ont un contenu autobiographique : le sentiment de la faute, les illusions perdues, le regret de l’enfance, de la Bretagne. « Le Port », « À ma Julie », « Le Remords » sont en particulier de véritables poèmes, ce dernier constituant également une sorte d’autobiographie symbolique tout comme « Le Songe » qui possède même pour le lecteur moderne une grande force. Puis viennent La Comtesse d’Aligre ou les Lois du sentiment (1779), une « anecdote française » qui adapte les recettes du roman noir. Il donne au public son chef-d’œuvre en 1783 : Dolbreuse, ou l’homme du Siècle ramené à la vérité par le sentiment et la raison, un roman moral, peut-être inspiré par le D’Olban de Carbonnières et la lecture du Werther, mais un roman moral qui frappe par son intensité (3 éditions successives). Dolbreuse est l’annonciateur des René, Adolphe, Oberman, Dominique…. Loaisel mêle des souvenirs personnels à la fiction comme dans toutes ses œuvres : son héros a vu le jour dans un vieux manoir breton, il aime son amie d’enfance née dans un château voisin et l’épouse, mais au bout de trois ans de bonheur dans la paix des chaumières, Dolbreuse, poussé par une inquiétude viscérale, va chercher à la ville et à la cour un bonheur encore plus grand. Il est alors pris dans le tourbillon de la corruption et le libertinage le dépouille de toutes ses qualités. Mais comme le héros des Confessions du Comte de***, de Duclos, comme Des Grieux aussi, il garde la nostalgie de la vertu et, lorsque Ermance, son épouse, vient le chercher pour le sauver, il accepte cette main tendue, confesse ses fautes et retourne en Bretagne expier ses débauches et retrouver les plaisirs calmes de la famille, le bien-être de la nature et la consolation de la religion. Cet itinéraire moral et initiatique indique au lecteur la seule voie raisonnable : celle de la vertu simple, loin des artifices de la ville et de la vie mondaine, la mort nécessaire de l’individu marqué par le mal pour permettre la renaissance aux vraies valeurs. La Bretagne étant cette jouvence nécessaire. Le roman, d’une belle et intense écriture, très « vécu » est parcouru de réflexions qu’on retrouvera plus tard sous les plumes des auteurs romantiques.

Ainsi finissent les grandes passions (réécrit en 1799 sous le titre de Valrose, ou les orages de l’amour), est un roman épistolaire plus convenu sur les « convulsions du cœur ». Il marque la fin d’une longue période uniquement consacrée au roman d’un moi souffrant (et à la poésie, car Loaisel publie anonymement dans différents recueils et journaux). Cette « fin des passions » est paradoxalement le moment de son mariage avec Marie-Opportune Prout (décédée en février 1800), dont il aura deux enfants. Il reviendra au roman en 1803 avec un roman historique (genre à succès alors) : Héloïse et Abélard, ou les Victimes de l’amour.

Dans tous ses romans, après une période de stabilité, voire de bonheur, le héros connaît, par sa faute, par son hybris une longue période de déréliction qui le mène à une sorte de mort morale et il ne retrouve le vrai sens de la vie que lorsque les épreuves l’ont fait se dépouiller de toute vanité. La fin des romans est certes édifiante (regrets, mort physique du héros, suicide…), mais les réflexions, les scènes tragiques qui les parsèment laissent une impression de tristesse qui sera le partage de la génération romantique.

Sans doute pour assurer l’existence de sa jeune famille, il se lance alors dans un genre plus rémunérateur que le roman : le théâtre. Beaumarchais vient de défendre les droits des auteurs face aux comédiens ; le goût de la scène est d’autant plus vif qu’avec la Révolution le nombre des salles augmente prodigieusement et que les contraintes d’écritures tendent sinon à s’effacer au moins à permettre la naissance de genres nouveaux et populaires comme le mélodrame.

Il commence par trois comédies assez traditionnelles mais en prose : L’Amour arrange tout (1788), sorte d’essai en un acte qui proclame que « l’éducation met de niveau tous les hommes et que la vraie noblesse est dans le cœur », Lucile et Delcour (1790), Virginie, qu’il qualifie de drame (1790).

En 1793, il fait représenter, honneur insigne, sur le théâtre de la République sa grande comédie en 5 actes : Les Bizarreries de la fortune, une comédie bourgeoise qui lui assure une certaine notoriété et qui sera traduite dans de nombreuses langues. La même année, il se lance dans le tout nouveau « genre » qu’est le mélodrame : Le château du diable, qui connaît un succès important. Il se tourne aussi vers les sujets « patriotiques » avec le Combat des Thermopyles, ou l’école des guerriers (1795) qui lui vaudra d’être encouragé par la Convention le 4 septembre par une aide de 2000 livres.

La suite de sa carrière est marquée par des ouvrages surtout alimentaires : Le vol par amour (1796) où il revient à la comédie traditionnelle mêlant intrigue et caractères, La forêt périlleuse ou les bandits de Calabre (1797) qui aura une très longue vogue, La fontaine merveilleuse ou les époux musulmans, une pantomime féerie (1799), Roland de Montglave (1799) et Adélaïde de Bavière (1801), deux drames historiques et « allemands », un mélodrame en collaboration avec Pixérécourt : Le grand Chasseur, ou l’île des palmiers, et puis Les amants siciliens, La loi singulière, ou malheur et constance (1811- sous le nom de M.L.T. de la Glehenaye (nom d’un fief de l’abbaye de Roga en Malestroit, où il situe la fin de Valmore)

Il a aussi participé à l’Histoire des hommes de Delisle de Sales, avec les histoires de Philippe II et de Louis le Débonnaire, histoires présentées par les pétitionnaires lui ayant procuré le soutien national de 1793, comme écrites contre le despotisme. Ces mêmes pétitionnaires parlent en outre de « nombre d’écrits brûlants de civisme, composés dans le cours de la Révolution » mais dont on ne sait rien.

Les Annales dramatiques de A.-P.-F. Ménégault (1808-1812) indiquent encore que vers la fin de l’Empire « cet auteur jouit d’une assez grande réputation au boulevard. »

Le 10 octobre 1804, il épouse en secondes noces la fille d’un général chouan, Jeanne Sophie Laville de Baucé. Celle-ci indiquera plus tard dans une demande de pension (Liste générale des pensionnaires de l’ancienne liste civile, Paris, 1833), qu’elle est non seulement fille d’un officier général vendéen mais aussi « veuve d’un gendarme de la garde de Louis XV » ! Dans la famille Loaisel, on a cette habitude de légèrement tricher avec la vérité historique… Rappelons à ce propos que si le romancier reçoit une aide de la Convention au nom de son œuvre et de son civisme présumé, il n’a sans doute jamais oublié des origines rêvées aristocratiques et est probablement resté (prudemment) en contact avec les membres de sa famille notoirement liés à la réaction, comme son cousin et filleul de son père Joseph-Anne Loaisel de Saulnays (1752-1812), une des têtes de la conjuration bretonne qui s’organise après la proclamation de la République à l’initiative d’Armand Tuffin de la Rouërie et qui mourra en exil à Jersey.

L’époque de son second mariage est aussi celle de son entrée dans l’administration des postes, la situation d’écrivain étant probablement trop aléatoire et la réorganisation de l’État sous Napoléon offre des opportunités qu’il faut savoir saisir : la plupart des auteurs feront comme lui. Il semble avoir auparavant sollicité un emploi au Camp de Boulogne…

Il s’éteint en 1812 après avoir mené une fin de vie modestement bourgeoise. Il entretient une domestique et son épouse a apporté en dot un mobilier assez conséquent qu’elle réclamera à sa mort puisqu’ils se sont mariés sous le régime de la séparation de biens, au grand dam des enfants du malheureux écrivain.

Loaisel est l’« homme sensible » par excellence, entraîné par le mirage de l’imagination à faire le contraire de ce que sa nature morale lui imposerait. Il est marqué par les influences de Prévost, de Duclos, de Rousseau, de Baculard, certes, mais il y ajoute une réhabilitation de l’amour, l’affirmation du droit au plaisir et la dénonciation d’une société injuste, tant de thèmes qui seront l’apanage de la génération romantique et qui suffisent à établir sa réputation de précurseur, d’autant plus qu’il est un vrai poète et un excellent prosateur.

Éléments de bibliographie

Bowling, Towsend W., The Life, Works and Literary career of Loaisel de Tréogate, Oxford : Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, Vol. 196, 1981.

Bowling, Towsend W., « Night Thoughts on the New world : Loaisel de Tréogate’s Florello », Oxford : Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, Vol. 256, 1988.

Delon, Michel, « Visions du monde « préromantique » dans Dolbreuse de Loaisel de Tréogate », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, T. 83, 1976.

Gimenez, Raphael, L’espace de la douleur chez Loaisel Tréogate (1752-1812), Paris, 1992

Mornet, Daniel, « Un « Préromantique » : Les Soirées de Mélancolie de Loaisel de Tréogate », Revue d’histoire littéraire de la France, Vol. 16, 1910.

Trahard, Pierre, Les maîtres de la sensibilité française au XVIIIe siècle (1715-1789), Paris, 1931.