Roger Vercel ou les errances idéologiques d’un ancien combattant

Roger Vercel est le grand contemporain de la ville où « j’on vu le jour ». Ma mère avait eu cette chance de le rencontrer alors qu’elle était jeune fille. Je raconte cette aventure assez extraordinaire dans La Soue, un roman biographique dont Lucienne, l’héroïne, lui ressemble beaucoup. L’assène se passe à l’Aublette, près de Dinan, le jour des courses.

« Eh bien jeune fille, on lit au lieu d’aller voir courir les chevaux ou de servir les clients ?

Pardon, Monsieur, je ne vous avais pas vu arriver. Que puis-je vous servir ?

Donnez-moi, mon enfant, un verre de bière. Elle doit être bien fraîche !

Ne vous en faites pas, Monsieur, l’eau des baquets où sont les bouteilles est glaciale !

Ce monsieur est un bourgeois de Dinan, son costume en tweed, sa casquette, ses lunettes dorées révèlent un homme respectable d’une cinquantaine d’années. Tout en le servant, Lucienne l’observe du coin de l’œil, alors qu’il essaye de déchiffrer le titre du livre qu’elle a posé tête-bêche sur un tabouret à demi glissé sous la table.

L’Aublette est en fête, c’est le moment des courses. Tout Dinan est venu admirer le spectacle, jouer au Pari Mutuel, rencontrer des connaissances, mettre ses beaux habits. Ce n’est pas Auteuil, bien sûr, mais on voit quelques grands chapeaux à fleurs, des costumes, des robes de toutes les couleurs. Il y a partout des voitures, des vélos, des sulkys brancards en l’air, des lads, de tout petits jockeys tirant de grands chevaux nerveux et suant à travers la foule ; ça sent le crottin chaud, la transpiration, la poussière et l’herbe foulée, le vin et les saucisses, le cidre, des relents, un remugle qui grise un peu en ce jour de mai où il fait déjà chaud.

Tout autour du champ de courses, les petits commerces se sont installés dès la veille des deux journées de réjouissances : échoppes de galettes et saucisses, déballage de pains d’épice, buvettes, charcuterie, bibelots, loteries et tombolas, quelques manèges, deux stands de tir, un homme fort, un mât de cocagne, des musiciens ambulants, le père Denis en personne… Des boulistes ont aménagé un terrain de jeu et s’insultent copieusement sans se préoccuper des regards courroucés que leur lancent les mères de famille et les veuves de guerre dans leurs voiles noirs…

Louise a dressé son stand comme chaque année. Elle a fait transporter quelques tables, des bancs. Lucienne est responsable du stand. Le café, situé à moins de cinq cents mètres de l’hippodrome est ouvert et Louise aidée d’une voisine, la mère Ruquet, sert la clientèle nombreuse, qui cherche à reprendre souffle en dehors de la foule agglutinée autour de la piste.

C’est le jour des affaires. À ne pas manquer. […]

Et qu’est-ce que tu lis, si je peux te le demander, dit le monsieur qui est en train de boire sa bière ?

La vie de Du Guesclin !

Ah ! Tu aimes l’histoire et les chevaliers bretons !

Oh oui, Monsieur, mais je lis aussi beaucoup d’autres livres!

Et les voilà tous deux en train de parler bouquins, lectures. Le monsieur paraît s’étonner, il questionne, s’amuse. Lucienne est parfois déroutée par les questions. Il lui donne sa carte et lui confie qu’il écrit aussi des livres et que, si elle veut, elle peut passer chez lui 4, rue François-Marie Luzel. C’est marqué sur la carte. Roger Vercel, lit-elle. Il lui aura fait préparer un petit ballot de bouquins. Il suffira de sonner. La cuisinière le lui remettra.

Un gros monsieur en costume sombre et chapeau melon, accroche le bras de Roger Vercel. Ils commencent à discuter. Le gros monsieur rit fort, s’exclame, essuie son visage couvert de sueur avec un immense mouchoir à carreaux, lui tape sur l’épaule, fait de grands gestes ; Roger Vercel salue, repose son bock et suit son interlocuteur.

N’oubliez pas Mademoiselle la liseuse. Les livres vous attendront à partir de demain ! Au revoir !

Lucienne se demande comment un monsieur si bien peut être l’ami d’un aussi grossier personnage. On ne voit jamais cela dans les livres.

Une bande de jeunes gens réclame du cidre. Il n’est plus temps de lire ou de rêver aux livres de M. Vercel. Lucienne glisse la carte de visite dans la poche de son tablier. Le coup de feu tant redouté est là. Après la cinquième course, on profite d’une pause pour remettre la piste en état. […]

Voilà les livres que M. Vercel vous a promis.

La grosse dame aux cheveux blancs remet à Lucienne un paquet bien lourd.

Ce sont des aventures de marins ! Des histoires d’homme et de guerre ! Tu verras. Et puis, il y a aussi son dernier livre, Capitaine Conan, un roman terrible ! On dit que M. Vercel aura peut-être le prix Goncourt !

Lucienne dit merci et ne sait pas ce qu’est ce prix Goncourt.

Elle a osé, après bien des tergiversations, sonner à la porte de la villa des Vercel, la villa Magdale comme l’annonce la plaque de marbre rose apposée sous la chaîne de la cloche. Elle a failli s’enfuir en courant quand elle a entendu le tintement sourd de cette cloche et des pas crissant sur le gravier, de l’autre côté du portail monumental recouvert d’une énorme glycine qui embaume toute la rue, et puis elle est restée parce que M. Vercel habite rue François-Luzel et qu’elle a lu des livres de ce dernier. Un bon signe.

J’ai aussi une lettre pour toi, ajoute la dame en sortant de la poche de son tablier un carré de papier blanc.

Une lettre ! Pour elle ! La deuxième de sa vie après celle que Jacqueline lui a envoyée après les dernières vacances pour lui confier son ennui d’être toujours surveillée par sa mère.

Lucienne prend précieusement la lettre, coince le paquet contre sa hanche.

Au revoir Madame. Vous direz merci à M. Vercel !

Au coin de la rue, Lucienne pose sans façon son paquet par terre et ouvre ou plutôt déchire l’enveloppe pour l’ouvrir.

« Avec les compliments de Roger Vercel, en remerciement pour la bière bien fraîche servie au champ de courses par une après-midi torride. Bien du plaisir à la lecture.

PS : Je ne voudrais pas paraître m’occuper de ce qui ne me regarde pas, mais mon ami, M. Le Dru, le chapelier de la rue de l’Horloge, cherche une jeune vendeuse pour sa chapellerie. Il est aussi un grand liseur. Il serait enchanté d’avoir derrière son comptoir une jeune fille qui partage ses plaisirs.

Je ne sais pas si vous allez à l’école ou si vous travaillez déjà ; je ne sais pas si la chapellerie vous attire, en tout cas, si vous voyez un intérêt quelconque dans cette offre, allez le voir et montrez-lui cette lettre. »

Vendeuse en ville !

Songeuse, Lucienne replie précautionneusement la lettre.

Ce serait bien, mieux en tout cas que de perdre son temps à l’Aublette au risque de devoir rempiler dans une des fermes du voisinage.

Mais Louise voudra-t-elle ? »

 Louise voudra et Lucienne vendra quelques années durant des chapeaux rue de la Mittrie, comme je l’ai dit plus haut, dans la maison même où est né Théodore Botrel, une autre de ses admirations ; Roger Vercel, lui, sera prix Goncourt en 1934 avec sonCapitaine Conan et connaîtra bien d’autres récompenses. Il écrira aussi un livre sur Du Guesclin, bien meilleur que celui que lisait Lucienne !

J’ai personnellement découvert Vercel assez tard. « Ce ne sont pas des livres pour enfants », avait décidé ma mère et je n’ai jamais vu les livres donnés par l’écrivain…

J’ai acheté Capitaine Conan d’occasion alors que je n’habitais plus la Bretagne et, en souvenir de ces lectures prohibées, en souvenir du temps passé, j’ai commencé à lire ce roman dont le papier avait jauni. Hélas, cette lecture « pieuse » n’a pas vraiment fait place à une lecture « passion » même si je me suis procuré d’autres ouvrages de Vercel. Capitaine Conan (assez librement adapté au cinéma par Bertrand Tavernier en 1996) raconte dans une langue certes parfaite et élégante la dérive de ces troupes abandonnées à elles-mêmes sur les lieux de leurs opérations après l’armistice de 1918. Cependant, la narration paraît souvent artificielle et les personnages sans vraie profondeur. Quand on songe que deux ans auparavant, le prix Goncourt avait été refusé à Céline, on ne peut que s’interroger sur la valeur de ces « récompenses » ! Vingt-et-un ans plus tôt, Le Peuple de la mer, roman maritime du Nantais Marc Elder (Marcel Tendron, 1884-1933) avait aussi obtenu ce prix Goncourt, au onzième tour de scrutin contre Alain-Fournier et son Grand Meaulnes, contre Léon Werth et sa Maison blanche. Roger Martin du Gard avait tenté de promouvoir son Jean Barois etDu côté de chez Swann — premier tome de la Recherche — n’avait même pas été retenu sur la liste des concurrents. Autres temps, autres goûts…

Au-delà de l’histoire d’un corps franc qui reste mobilisé et prend ses quartiers en Roumanie, Vercel choisit pour thème la camaraderie militaire, la détresse de soldats qui doivent abandonner la violence, le danger et l’action héroïque, la démesure pour accepter les exigences de la paix impliquant le retour à la mesure, l’individualisme et une certaine médiocrité. Les hommes du lieutenant puis capitaine Conan se plient difficilement aux lois de la vie civile surtout dans un pays qui peu avant était ennemi. Conan tente de les préserver, en dépit des exactions auxquelles se livrent ces hommes plongés dans l’inaction. La justice militaire est mise en question et on peut y lire la condamnation des tribunaux qui ont sévi avec une rigueur aveugle pendant le conflit. Conan est lui-même un être déchiré et qui ne réussira pas à se réadapter à la vie, une victime de la guerre. Le narrateur le retrouve des années plus tard devenu un ivrogne « jauni par la cirrhose » qui ne tarde pas à mourir.

Roger Vercel (1894-1957) a écrit une œuvre qui exprime d’une part sa fascination pour la mer et la vie des marins, d’autre part son dégoût de la guerre qui est pour lui avant tout déshumanisation.

Si ses aventures marines sont purement imaginaires – son expérience de la marine est réduite à la plus simple expression – il a vécu l’horreur du premier conflit mondial.

Il voit ses études interrompues en août 1914 et, sa mauvaise vue lui interdit de faire la guerre comme brancardier sur les champs de bataille du Nord et de l’Est de la France. Devant les pertes énormes en officiers, le gouvernement de la France a décidé de former le plus possible de jeunes officiers. Vercel est sollicité et intègre l’École Spéciale Militaire de Saint-Cyr. Il terminera la guerre sur le front est.

À partir de 1921, il enseigne au collège de la ville de Dinan et passe une thèse de doctorat sur Corneille en 1927. Il écrit alors de nombreux romans avec succès comme Au large de l’Éden ou Remarques, ses deux romans maritimes les plus notables.

Comme de nombreux anciens combattants, en 1940, devant les malheurs de la France, il aura, hélas, un « réflexe » antisémite et publiera en particulier un article virulent qui lui coûtera son poste de professeur à la Libération.

À la lecture de Capitaine Conan, je me suis demandé comment une fillette de 13 ans avait pu apprécier ce livre à la thématique difficile et d’une écriture assez peu fluide, mais il est vrai que ma mère vivait à la campagne, dans un bistro fréquenté par quantité d’anciens poilus, de gueules cassées dont les seules discussions devaient tourner autour de la Grande guerre comme je le narre dans La Soue :

 Madame Salmon a demandé à Lucienne de descendre le drapeau tricolore qu’elle avait fait installer au-dessus de la porte. On dit que les Boches approchent. Ils seraient entrés à Caen et à Rennes. Ils ne vont pas trop tarder à se pointer. On dit qu’ils sont très polis. Inutile de les provoquer.

Jacques Guyader, le maire, a d’ailleurs fait le tour des maisons pavoisées et c’est lui qui a demandé qu’on décroche tout cela. Même la mairie n’arbore plus les trois couleurs. On ne sait jamais.

Les Allemands se sont installés au camp d’aviation. Ils n’ont rien réquisitionné au village. On les voit seulement passer en groupe quand ils descendent à Dinan.

Une fois, un de ces groupes est venu boire un verre. Ils ont regardé, ont parlé entre eux, ils ont bien observé les décorations de Fernand. Heureusement, Charles avait fait enlever le casque boche et accrocher un portrait du vainqueur de Verdun. Ils ont remercié dans un français incompréhensible et ont payé. Des clients comme les autres dans le fond.

On écoute les discours du maréchal dans la salle. Madame Salmon a acheté une nouvelle TSF. Cela amène du monde. Il n’a pas tort le Maréchal. La France a besoin d’un traitement de cheval. Les anciens de 14-18 sont tout contents d’avoir leur chef à la tête de la France. On plaisante sur la déculottée de l’armée française. On peut bien plaisanter puisque les cinq gars de l’Aublette sont rentrés : ni blessés, ni prisonniers. Une chance. Bien sûr, on apprend qu’à gauche et à droite il y a eu des morts, des blessés. Quelques gars des environs se sont fait prendre, mais le père Forbras, qui a été en captivité à Koenigsberg, ajoute avec un clin d’œil que les Bochesses ont la cuisse chaude et que nos p’tits gars doivent pas s’ennuyer dans un pays où tous les bonshommes sont à la guerre, lui-même, à Koenigsberg, que sa pauvre femme lui pardonne…

Les anciens de 14 sont partagés sur la rencontre de Montoire. Les Boches sont tout de même les Boches, mais bon… Par contre, à l’Aublette, on s’enthousiasme pour la charte du travail. Fini les fainéants, plus de grèves en France ! Vive le Maréchal ! À la tienne Étienne…

Les quelques familles israélites de Dinan portent désormais l’étoile. On raconte que les Juifs ont été arrêtés à Paris.

Après tout, jamais de fumée sans feu. Si on les arrête, c’est bien qu’ils doivent être coupables.

Et puis, on a d’autres soucis. Il n’est pas facile de s’approvisionner, même à la campagne. Il n’y a plus de voisins. Celui qui n’a pas de jardin est mal parti. Les patates coûtent la peau des fesses. Ne parlons pas des œufs ou du beurre.

Un jour, des camions ont emporté les Juifs de Dinan vers Paris à ce qu’on dit, Drancy pour être exact. Les femmes en cheveux, les enfants cartables au dos avaient du mal à grimper à bord. Les gendarmes et des miliciens les ont aidés, si l’on peut dire. Il y avait quelques curieux, mais la plupart des Dinannais passaient sans rien voir ou restaient chez eux.

Une valise est tombée d’un camion. Personne ne l’a ramassée. Elle est restée toute une journée à la même place. Et puis, le matin, elle avait disparu.

La municipalité a attribué les appartements vides à de bons Français nécessiteux. La villa des Cohen, au-dessus de la promenade des Anglais, est devenue bien national. Elle est fermée en attendant qu’on lui trouve une affectation. Les vieux se rappellent que les Cohen sont arrivés d’Alsace en 1871. Ils n’avaient rien. En soixante-dix ans, ils sont devenus une des familles les plus riches de la ville à ce qu’on dit. C’est quand même étonnant. Pas de fumée sans feu là non plus. Laval a bien raison quand il vitupère. Bien sûr, Monsieur Cohen a fait le Chemin des Dames, bien sûr, il est décoré…

On en parle chez Louise. C’est bien malheureux pour les enfants, mais on les réinstallera sûrement ailleurs, on leur apprendra l’effort et l’honnêteté… Faudra tout de même les surveiller de près, s’emporte le boulanger, pour qu’ils ne recommencent pas.

On a organisé des enchères pour vendre les meubles abandonnés. La vente a été bien fréquentée.

À Dinan, M. Le Dru a fouillé les archives : en 1278 et en 1621, les Juifs ont été chassés de Dinan. Il va écrire un article pour sa nouvelle revueDinan, huit siècles d’Histoire.

Le gars Mahé a rempilé, dans la Milice à Darlan cette fois… Il ne se prend pas pour rien, ce petit con, quand il parade à l’Aublette. Plus facile de faire le malin avec un uniforme de pacotille que de travailler aux champs !  […]

Roger Vercel s’éteint à Dinan en 1957. Pendant ses dernières années, on le voyait souvent se promenant avec son ami Jean Urvoy. Il est le père de l’écrivaine Simone Roger-Vercel, (1923-2015), et de Jean Vercel (1929-2011). Son nom donné au collège de Dinan a récemment soulevé bien des vagues. Lors de la session du conseil général, le président Claudy Lebreton a cherché à calmer les passions : “Il faut faire un travail d’analyse et ne pas jeter d’anathème,” a-t-il dit (Le Télégramme). Il y a la famille et la réputation d’un écrivain derrière. Nous allons faire appel à un comité d’historiens. On ne jugera pas sur un article, mais sur une attitude éventuelle de Roger Vercel. Dans ses romans, il n’y a rien de condamnable en lien avec l’antisémitisme. Et quand le collège a été ainsi nommé, sous René Pléven, son contemporain, il n’y avait pas eu de problème.”

Tous droits réservés François Labbé.

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