Maupertuis, un Breton qui révolutionna la science

La sympathie particulière que j’éprouve pour Maupertuis a plusieurs raisons. D’abord parce que, comme lui, j’ai partagé ma vie entre la Bretagne et l’Allemagne, ensuite parce qu’il est non seulement un grand savant, mais aussi un philosophe solide et un écrivain talentueux, enfin parce qu’il avait beaucoup d’humanité et un sens de l’humour très développé : ses lettres déposées à la bibliothèque universitaire de Bâle en témoignent et j’aime assez lui rendre de temps en temps visite  (j’habite à 10 km de la cité helvétique) et passer quelques heures à lire (déchiffrer, car sa minuscule écriture est bien difficile !) ses lettres et manuscrits, dans lesquels il parle de tout : de ses soucis, de ses joies, de ses voyages (en Bretagne), de ses relations, de ses projets, de ses découvertes, de sa santé aussi…

Mille excuses auprès du lecteur de ces notices, mais celle-ci se fera en trois parties (Avant Berlin/ Berlin/ L’esclandre) ! Impossible de réduire davantage la vie d’un géant ! Il lui faut un triptyque ! Le directeur du Centre d’Histoire de Bretagne va me vouer aux gémonies ! Pardon, Frédéric, mais pourrais-tu, toi, malgré ton talent, évoquer Du Guesclin par exemple en 2 pages ? Maupertuis est un connétable des Lumières ! 

1. Avant Berlin

« Il affectait une grande négligence afin d’être remarqué. Il voulait surtout l’être du peuple dans les promenades et autres lieux publics et il y réussissait par des accoutrements bizarres et discordants », rapporte la Correspondance littéraire, qui n’est pas seule à témoigner de ses excentricités. Avec la « véritable ménagerie » qui encombrait sa demeure, ses chiens islandais, ses chats, ses oiseaux, il cultivait une originalité, dont les germes se trouvaient probablement dans l’adoration maternelle pour l’enfant génial qu’il avait été. C’est en tout cas ce qu’il confiait à ses amis.

Maupertuis, c’est l’honnête homme du XVIIIe siècle : le savant, le philosophe, l’organisateur, l’inventeur, le voyageur, l’écrivain, le mondain qui fait « les délices de la bonne compagnie », le séducteur, le fou de travail, le sensible, l’insensible, le Berlinois, le Malouin au cœur ancré à son rocher natal, l’Européen, car il fut tout cela et plus encore.

C’est en effet à Saint-Malo que, le 28 septembre 1698, Pierre Louis Moreau de Maupertuis voit le jour. Son père, René Moreau, récemment anobli, est un homme d’envergure qui a su faire son chemin dans le négoce et la course, les honneurs.

Que Maupertuis soit né à Saint-Malo n’est pas sans conséquence : son tempérament, l’exemple de sa parenté, cette cité fortifiée face à la mer expliquent pour une part l’aventurier qu’il sera toujours et dans tous les domaines.

Pierre est un enfant d’une vive intelligence. Il bénéficie d’un maître de talent, qui respecte sa personnalité et met en pratique les préceptes de Montaigne. Ce précepteur comprend que son élève aime plus chercher et découvrir que rabâcher et il encourage son goût pour l’observation, la réflexion.

En octobre 1714, Pierre Moreau décide qu’il est temps d’arracher son fils à l’affection débordante de sa mère. Il entreprend de le placer dans un collège parisien, le collège de la Marche où exerce Le Blond, un cartésien réputé. Le jeune Maupertuis est tout d’abord enchanté, pourtant, nous dit La Beaumelle, son biographe, « Il se défia d’un philosophe qui avait commencé par douter et fini par faire un système. Et dès lors il entrevit que le plus fidèle disciple de Descartes serait peut-être l’homme qui penserait le moins comme lui ».

Nicolas Guisnée, un ami de la famille et membre de l’Académie des sciences, lui donne alors des cours de mathématiques et de géométrie ; le jeune Maupertuis rencontre par son intermédiaire les plus grands savants du royaume.

L’équitation, l’escrime et tous les exercices du corps font aussi partie de son enseignement.

En 1716, il revient à Saint-Malo et se lance dans un programme de lectures étendu, faisant succéder Locke à Malebranche, dont il appréciera en définitive peu les rêveries. Il préfère les penseurs traitant des sciences de la nature aux philosophes purement spéculatifs, mais enrage de ne souvent lire en fait que des compilations alors qu’il est assoiffé de nouveautés.

Après un séjour en Hollande, il rejoint son père à Paris avec la ferme intention d’obtenir son accord pour devenir militaire, car il a aussi besoin d’action.

En attendant, il parfait son éducation : le dessin, la danse, la musique sous la direction de Nicolas Bernier, le successeur de Marc-Antoine Charpentier à la Sainte-Chapelle. Il devient un honnête instrumentaliste, ce qui le servira plus tard à Potsdam.

Il entre enfin dans les mousquetaires gris en 1718, un corps prestigieux et, au printemps 1720, son père lui fait avoir une compagnie de cavalerie. La période de paix instaurée par le cardinal de Fleury laissait alors beaucoup de loisirs aux militaires et Pierre se livre surtout à son tempérament généreux : à défaut de places fortes, il fera le siège des belles de sa garnison lilloise ou de sa résidence parisienne et il emportera bien des redoutes. Maupertuis, ne fait cependant pas que la cour aux dames et accessoirement des enfants, il profite aussi de ses loisirs pour étudier plus à fond les mathématiques et rencontrer savants et beaux esprits de Paris. Il devient vite une des figures marquantes des cafés Gradot et Procope où se réunissent ceux qu’on appelle encore les Modernes, sous la férule du célèbre aveugle La Motte Houdar. Il y côtoie entre autres l’abbé Terrasson, Saurin, Nicole, tous trois académiciens, Nicolas Fréret aux thèses qui sentent le soufre, M. de Pons, Melon, Marivaux…, tant et si bien qu’il succédera à La Motte lorsque celui-ci décédera en 1731.

Son père, ses professeurs, ses amis avaient décelé en lui ses talents de mathématicien et l’engageaient depuis longtemps à travailler particulièrement la géométrie. Il demande alors à Nicole, l’auteur du Traité du calcul des différences finies, de l’aider et devient vite très habile dans le calcul infinitésimal tout en se passionnant pour les applications possibles.

Sa réputation ne fait que croître et, le 11 décembre 1723, il est élu à l’Académie des Sciences ; dès le 1er août 1725, il est pensionnaire. Il n’a que vingt-sept ans.

Ses discours et publications sont encore peu nombreux : en 1724, une dissertation Sur la forme des Instruments de musique et en 1726, un mémoire Sur une question de maximis et de minimis suivi en 1727 de deux mémoires sur la quadrature des figures formées par le roulement des polygones réguliers et sur une nouvelle manière de développer les courbes. Musique, littérature, mathématiques, géométrie, tout l’intéresse, les sciences naturelles également ainsi, il publie des Observations et expériences sur une espèce de salamandre, un discours sur les scorpions…

Il se rend à Londres en 1728 pour mieux connaître Newton pressentant que ses découvertes permettront d’aller plus loin que celles des cartésiens… Il est reçu à la Royal Society et rentre de son séjour convaincu de la supériorité du modèle anglais sur les songeries des enfants dévoyés du cartésianisme qui tiennent le haut du pavé en France. Il est aussi curieux de connaître les développements qu’a apportés un célèbre professeur bâlois aux recherches de Leibniz sur le calcul infinitésimal : Jean Bernoulli I. Dès septembre 1729, il s’inscrit donc à l’université de Bâle et se lie d’amitié avec les Bernoulli, qui le recevront souvent dans leur maison « Zur alten Treue » (À l’ancienne fidélité).

De retour à Paris, il prend part au débat déjà ancien sur la configuration de la terre avec son Discours sur les différentes formes des astres (1732), la première apologie de Newton en France. Il accepte encore de donner des cours de mathématiques à une intéressante solliciteuse : Madame du Châtelet qui devient une envahissante maîtresse et le poursuit, déguisée en homme, jusqu’au Gradot.

C’est à partir de 1730, dit Voltaire, que la philosophie cartésienne cesse d’être en honneur. Lui-même contribue puissamment à la discréditer par ses Éléments de la philosophie de Newton (1738 et 1741). Mais Voltaire hésitait à sacrifier le cartésianisme et il a fallu que Maupertuis, auquel il s’en était ouvert en 1732, le convainque de la justesse des vues du savant anglais.

Maupertuis s’oppose alors aux partisans de Cassini en prônant l’aplatissement du globe aux pôles et non son allongement dans le sens de l’axe (« Mandarine » ou « Melon », disait-on). Pour clore définitivement ce débat, l’Académie envoie en 1735 une expédition au Pérou sous les ordres de La Condamine, au plus près de l’équateur, pour y mesurer la distance entre deux méridiens. Maupertuis obtient de partir un peu plus tard pour effectuer le même relevé en Laponie : la confrontation des résultats devant plus sûrement apporter une réponse définitive.

L’expédition de Maupertuis – accompagné de Clairaut, Camus, Celsius, Le Monnier et Outhier – est un véritable succès. Le nouvel Argonaute revient à Paris au bout de 18 mois avec la preuve de ses hypothèses et publie son célèbre ouvrage La figure de la terre (1738), le compte rendu des expériences menées et un récit plein de saveur car, non seulement savant de hautes volées, Maupertuis est un écrivain digne de ce nom et Voltaire lui écrira : « Je viens de lire une histoire et un morceau de physique plus intéressant que tous les romans […] ». Ce livre lui procure une notoriété universelle, même si ses conclusions ne sont pas adoptées sans discussions par les académiciens français, qui traînent toujours à accepter les nouveautés même lorsqu’elles sont évidentes. Un trait du caractère national, s’il en est. Maupertuis n’est pas prophète en son pays : les cassinistes, mais surtout Mairan et Réaumur, doutent de ses résultats, ce qui le blesse au moins aussi profondément que la chiche récompense que lui octroie le roi. Il se voit même contraint de faire paraître un ironique et anonyme Examen désintéressé des différents ouvrages qui ont été faits pour déterminer la figure de la terre (1738) qui, avec finesse, persifle ses adversaires en faisant semblant de dénigrer ses propres résultats et de démontrer l’excellence de ceux de Cassini. Ses Anecdotes physiques et morales, qui sont de la même encre prolongent ce persiflage ambigu…

Après avoir cherché quelque repos à Saint-Malo au printemps-été 1738, il retourne à Paris, cède alors à l’invitation pressante de Madame du Châtelet et de Voltaire à Cirey (janvier 1739) pour continuer très vite vers Bâle tant il est désireux d’aller discuter de ses résultats avec Jean Bernoulli I. Il y retrouve Samuel Koenig, un mathématicien qu’il avait connu lors de son premier séjour bâlois et c’est avec lui et Jean Bernoulli II qu’il retourne à Cirey en mars. Koenig doit initier Madame du Châtelet à la philosophie de Leibniz, mais il se brouille avec elle et Maupertuis en profite pour prendre ses distances avec la marquise, qui l’insupporte, en soutenant le parti de Koenig. De nouvelles mesures effectuées entre Paris et Amiens, le retour de La Condamine confirment les résultats de Laponie : ses derniers détracteurs se tairont enfin.

À peine sur le trône, en mai 1740, Frédéric II, conseillé par Voltaire, l’invite à venir à Berlin pour réorganiser son académie. Maupertuis, qui vient de terminer un important mémoire sur la « Loi du repos des corps » (20 février 1740), hésite. On lui a procuré une sinécure confortablement rémunérée : « Je suis chargé par le roi de travailler à la perfection de la navigation avec 3 000 livres d’appointements. C’est une place que M. de Maurepas a fait créer pour moi », écrivait-il à Jean Bernoulli, le 28 décembre 1739. En outre, on lui fait signe de Russie… Il accepte en définitive, vivement encouragé par Voltaire, après avoir mis une dernière main à des Éléments de géographie et à un ouvrage très ironique : sa Lettre d’un horloger anglais à un astronome de Pékin (1740) qui raille Jacques Cassini et les savants timorés. Il passe par Bruxelles où il se réconcilie avec Madame du Châtelet avant de retrouver le souverain prussien.

Tous droits réservés François Labbé.

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