Dans une chronique précédente, j’ai rapidement évoqué la figure du Quimpérois Jean Hardouin, un érudit jésuite que son compatriote le père Tournemine s’efforça de faire taire tant ses thèses pouvaient paraître dangereuse.
Hardouin est peu connu en France, davantage chez les Anglo-saxons passionnés par une œuvre assez exceptionnelle qui n’est pas sans annoncer les visions d’un Orwell où les techniques que mettront au point pour réécrire l’histoire les régimes dictatoriaux du XXe siècle !
Comme le rapporte l’abbé Irailh, à sa mort, on lui fit une épitaphe qui certes le dépeint assez bien :
Dans l’attente du jugement
Cy-git
Le plus paradoxal des hommes,
Né français, catholique romain,
Prodige d’érudition,
Amateur et destructeur de la vénérable antiquité,
Frénétique, savant,
Qui, éveillé, publia mille rêveries,
Qui fut dévot et Pyrrhonien,
Enfant par sa crédulité, jeune homme par son audace,
Vieillard par ses délires.
… sauf que le père Hardouin était tout à fait autre chose qu’un doux naïf, un savant un peu fou !
Hardouin naît donc dans une famille de la petite bourgeoisie. Son père est un des libraires de la ville. Il fréquente évidemment le collège des jésuites et y fait d’excellentes études. Très vite, il est attiré par l’écriture et l’érudition : sa vie entière, il travaillera quatorze heures par jour, rapporte-t-on ! Nous sommes à cette époque – la fameuse crise de la conscience européenne jadis chère à Paul Hazard – où sur la lancée de l’humanisme du XVIesiècle, l’esprit critique se développe avec des hommes comme Descartes, bien entendu, puis Pierre Bayle, Richard Simon, Fontenelle voire Spinoza. On se livre à la critique de la Bible, à l’exégèse des textes sacrés et des savants comme l’abbé Fleury ou Mabillon cherchent simplement à redécouvrir les textes originaux sous les strates successives déposées par des traducteurs maladroits, des copistes peu honnêtes, par la volonté d’enjoliver les faits dans une perspective apologétique ou pour mieux intéresser les foules.
Descartes a publié en 1637, en français, son Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences et remet en cause une bonne part des certitudes et des préjugés, de la routine. Hardouin, qui commence, entre autres, par donner au public une nouvelle édition – enfin correcte, « critique » au sens moderne – de l’Histoire naturelle de Pline, va pousser le doute méthodique à ses extrémités, vers un scepticisme conséquent. Non pas qu’il soit cartésien : il s’en défend, mais comme le philosophe, il érige en principe « de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie qu’ [il] ne la connusse évidemment être telle : c’est-à-dire, d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en [ses] jugements, que ce qui se présente si clairement et si distinctement à [son] esprit, qu’[il n’eût] aucune occasion de le mettre en doute ». La thèse qu’il élabore (simplifiée) est la suivante : toute la littérature antique que nous révérons n’est à de rares exceptions que le produit du travail ou de la falsification apportée par des moines des XIIIe et XIVe siècle aux quelques œuvres originales qui nous sont effectivement parvenues. Ces faussaires ont utilisé des ouvrages authentiques (les œuvres d’Homère, celles d’Hérodote, quelques-unes de Plaute; lesÉglogues et les Géorgiques de Virgile, les Épîtres d’Horace) pour produire des apocryphes.
Rien n’arrête son zèle critique, car il est ardemment chrétien et ne souhaite qu’une chose : redonner toute son lustre au dogme catholique, défendu par Rome et les jésuites, mais menacé par l’ignorance, le faux savoir et les superstitions, « superstare » qui, couches après couches ont « enténébré » la vérité. Il fera aussi porter sa critique sur le Nouveau Testament, ce qui sera difficilement admis par les autorités ecclésiastiques, car il va bien plus loin que Mabillon, Fleury ou Simon !
Certes, ce savant vite réputé pour ses connaissances (toute l’Europe célèbre son savoir) a des partisans, des continuateurs, mais il se fait beaucoup d’ennemis car ce qu’il faut bien appeler ses paradoxes sont des bombes à retardement. Le pyrrhonisme qui l’anime pourrait servir d’aliment à l’impiété, voir à l’esprit de révolte qui, alors, se développe souterrainement, mais un peu partout. Il est mis à l’index, on ne publiera ces œuvres interdites qu’après sa mort ! Pourtant, Jean Hardouin n’est pas un crypto philosophe, il mène un combat pour défendre la religion, il est un homme profondément croyant et déteste le cartésianisme dont il pressent les aboutissements matérialistes, hait les athées, les libertins et s’enflamme contre eux. Il abhorre tout autant le jansénisme qui s’impose dans toutes les couches sociales et veut s’adresser, pour le convaincre, en priorité à un lectorat qui tend à fuir l’Église romaine et les vues des jésuites. Sa grande idée est de prouver que les écrits sur lesquels s’appuient tous ces discoureurs, tous ces hérésiarques, tous ces ennemis de la vraie foi, sont faux, ne sont que les produits d’une sorte de conjuration dont le seul but est de porter des coups mortels à la vraie foi, celle dont le bastion est Rome et dont les soldats sont les fils de Loyola ! En bref, il veut mettre son savoir au service de ce qu’il considère être le vrai pour faire taire tous les mécréants et imposer la véritable religion. Il ne fait rien d’autre que ce que ses confrères bretons, Bougeant ou Tournemine par exemple feront aussi avec plus de mesure et de finesse : affronter tous ceux qui s’opposent à l’Église romaine et à l’ultramontanisme, car ils sont persuadés n’y a d’Église chrétienne forte et vraie que dans son unité première. Cependant, eux le font sans éclats apparents. Les écrits jésuites se plient aux circonstances particulières tout en prônant inflexiblement une foi universelle, catholique au sens premier du terme. Jean Hardouin est moins souple. Ses collègues sont un peu le roseau de la fable ; il est plutôt le chêne…, on sait comment la fable se termine !
À la suite de ses études et de son noviciat, il est Professeur de belles-lettres, de rhétorique et de théologie à Louis-le-Grand dès 1685, et grand ami du célèbre père Garnier, le bibliothécaire. Pourtant, son interprétation hardie de saint Augustin, fait qu’il est éloigné de l’enseignement dès 1691. Il doit alors subir la vindicte de ses confrères : on le considère comme un extravagant (Le Tellier), un esprit chimérique (Tournemine) et on ne lui confie plus que la fonction de bibliothécaire à la mort de Garnier, ce qui n’a pas dû vraiment lui déplaire, car la bibliothèque de Louis-le-Grand était une des meilleures de la capitale. Ainsi il peut poursuivre une œuvre d’érudit (en latin le plus souvent). Jusqu’à la fin de sa vie, il écrit, compare, dissèque, rétablit les textes et s’intéresse à quantité de domaines : l’édition des actes du Concile de Trente, des commentaires (critiques) sur le Nouveau Testament, l’édition critique de Themistius, des réflexions sur l’histoire et les belles-lettres (Homère, Horace, Dante), sur la chronologie en s’appuyant sur la science numismatique qu’il possède parfaitement. Il travaille sur la philosophie platonicienne, s’intéresse à son contemporain Newton… Le domaine de prédilection de ce Breton qui parle plusieurs langues, dont le breton, est évidemment la philologie, car cette science bien dominée permet de déceler les livres originaux et les apocryphes, de débusquer les faussaires. Il s’emploie donc principalement à démasquer tous les écrits de l’Antiquité faussement attribués à tel ou tel auteur. Il passe au crible de son savoir immense les littératures grecque et latine, les écrits des Pères de l’Église… Nous l’avons dit, Hardouin n’est pas seul dans cette démarche, mais sa rigueur est exceptionnelle. Ainsi, dans son appréhension des textes augustiniens, que critiquent d’autres auteurs, jésuites, il ne se contente pas de contester l’usage qu’en font les jansénistes, il refuse à l’évêque d’Hippone la paternité de son œuvre ! Une telle démarche est bien entendu inacceptable par l’Église car c’est remettre en cause indirectement toute la culture écrite de l’Antiquité et du moyen âge, tant Augustin l’a façonnée. C’est d’ailleurs ce qu’il veut car son souhait le plus profond est de retrouver une Église prétridentine voire une Église proche des origines. Son projet est fou dans sa dimension car il pense passer au peigne fin de sa critique quasiment l’ensemble de la culture écrite profane et religieuse. Il ne se contente pas des écrivains latins ou des Pères de l’Église, il aborde la littérature grecque et des historiens comme Grégoire de Tours ou Joinville dans sa volonté, seul contre tous, de mettre en échec la « maudite cabale » des moines médiévaux, falsificateurs décidés dans des ateliers immenses, inventant des hérésies fictives comme celles d’Arius et de Pélage, des chartes, des annales, des décrétales… Wycliff, Luther puis Calvin ont ensuite poursuivi cette tâche de falsification, tous, comme les jansénistes aussi appuyant leurs prétentions sur une érudition qui peut faire illusion à celui qui n’a pas le sens critique. En revanche, il saura démontrer la vanité de telles prétentions en prouvant que les textes sur lesquels reposent toutes ces gesticulations sont des faux ! CQFD, pourrait-on dire… On pourrait alors s’étonner de la réaction de la Compagnie à son égard, car Hardouin combat en définitive avec eux et pour eux ; le scepticisme n’est pas rejeté par les jésuites qui sont fondamentalement convaincus que si la foi et la raison peuvent être, un temps, compagnons de route, la première devra toujours l’emporter. La foi du charbonnier demeurera longtemps le dernier argument opposé à l’athéisme, un acte d’humilité. L’apologétique jésuite ne se laisse cependant pas entraîner au pyrrhonisme intégral préférant affirmer (mais sans trop de bruit) la supériorité du magistère de l’Église, seule capable de compenser les insuffisances de la raison. C’est ce qui explique la mise à l’écart du père Hardouin, car le scepticisme trop poussé est un danger pour cette Église comme le montre un autre scepticisme radical, celui de Pierre Bayle et ses conséquences.
Dès 1702, son compatriote, le père Tournemine, le réfute dans une brochure car ses thèses poussées à leurs extrêmes menacent davantage le christianisme dans son ensemble que le jansénisme par exemple. En décembre 1708, ses écrits en cours sont désavoués par avance (Mémoires de Trévoux, 1709).
En apparence, Jean Hardouin se soumettra et ne publiera plus, ses manuscrits s’accumuleront et il ne quittera guère sa bibliothèque. Mais en bon jésuite, il pratique la restriction mentale et poursuivra son œuvre, car il est persuadé du bien fondé de sa démarche !
On comprend le sens du combat qu’il mène avec ses œuvres posthumes (conscients que ses manuscrits seront détruits à sa mort, il en fait passer un double à un ami, probablement l’abbé d’Olivet). En particulier, dans son traité Athei detecti (paru en 1733), il soumet à sa critique entre autres Jansénius, Thomassin, Malebranche, Pasquier, Quesnel, Antoine Arnauld, Pierre Nicole, Pascal, Descartes, tous auteurs d’inspiration rationaliste qui selon lui s’appuient sur des falsifications et cherchent ainsi à tromper, à détourner de la vraie religion, de la foi.
D’autre part, il s’en prend aux tendances suivies par l’Église de son temps : la prédication sur les mœurs privilégiées à l’explication des mystères du Christ, le goût du placere horatien, le resserrement théocentrique que les réformes posttridentines avaient suggéré. Les jansénistes et leurs amis restent toutefois les ennemis le plus évidents avec leur tentative de concilier le monde profane et la Bible…
Hardouin, pourtant, n’est pas inflexible dans ses principes. Il affirme certes que si la philologie peut dans certains cas soutenir la théologie, elle ne peut ni ne doit la remplacer : dès que les mystères sacrés s’imposent à la raison, la démarche philologique est sans effet, annihilée ! Hardouin effectue ainsi des choix étonnants : pour lui, seul le texte latin de la Vulgate a valeur d’autorité et les jansénistes avec leur goût pour les sources grecques se trompent évidemment ! En dehors de tout esprit critique, il croit que la foi aurait été fille de la parole divine, un logos apparu entre la Création et la rédaction des premiers livres mosaïques. En fait, cet homme veut débarrasser la religion de la patine des siècles pour retrouver une chrétienté primitive, que jésuites et milieux gallicans ont revendiquée après les soubresauts ayant suivi la Réforme. En conséquence, il vit aussi le rêve d’une catholicité portée vers l’action apostolique dans le monde, vecteur de vérité et pourquoi pas de « modernisation », car il faut arracher les hommes aux « ténèbres » qui enveloppent la « vérité ». Hardouin n’est donc pas du tout un savant étranger au monde, un peu bizarre, c’est un jésuite dans toute la force du terme, mais ses supérieurs craignent que ses arguments ne nuisent d’abord à l’apologétique chrétienne. Son érudition mise au service d’une foi purifiée risque en effet de saper l’autorité des livres sacrés voire la transmission de la foi par l’écrit…
On le traitera d’« hérésiarque pernicieux », on en fera un pyrrhoniste à rapprocher de ces libertins abhorrés que sont La Mothe Le Vayer ou Gabriel Naudé. Un érudit, Charles-Étienne Jordan, écrira à son propos :
« [le] système monstrueux et chimérique [de Hardouin] va directement à nous faire perdre les preuves les plus sensibles de la vérité de notre sainte religion. Si les Pères grecs et latins ont été forgés par une cabale telle qu’on la veut insinuer et établir, qui pourra empêcher un impie de mettre dans le même ordre de supposition arbitraire les exemplaires grecs et latins du Nouveau Testament ? »
Montesquieu, pour sa part, ironisera sur Hardouin en reprenant sans son Spicilège l’épitaphe citée au début de cette notice et due à Jacob Vernet, l’éditeur suisse de l’Esprit des Lois. Avec sa morgue de président à mortier et d’historien convaincu de son savoir, il écrira dans ce dernier ouvrage : « Mais il n’est permis qu’au P. Hardouin d’exercer ainsi sur les faits un pouvoir arbitraire ». Il avait en partie tort et les adversaires d’Hardouin assez raison : ses dévoilements en appelaient d’autres…
*
On se reportera à l’article (paru sur internet) du professeur de l’université de Bâle, Adrien Paschoud, « L’érudition au péril de la foi L’œuvre apologétique de Jean Hardouin », 2014, dont nous avons utilisé certains résultats.
Voir encore (facilement accessibles) :
J. HARDOUIN, Athei detecti, dans Opera omnia, Amstelodami, apud Henricum Du Sauzet, & Hagæ Comitum, apud Petrum de Hondt, 1733.
J. HARDOUIN, Réflexions importantes, qui doivent se mettre à la fin du traité intitulé Athei detecti, dans Opera varia, Amstelodami, apud Henricum Du Sauzet, & Hagæ Comitum, apud Petrum de Hondt, 1733.
C.-É. JORDAN, Histoire d’un voyage littéraire fait en M. DCC. XXIII […], La Haye, A. Moetjens, 1736.
VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique, dans Œuvres complètes, Oxford, The Voltaire Foundation, 1994, vol. 35.
B. CHÉDOZEAU, « Le P. Hardouin et le refus du rationalisme en religion. Une reconstruction ultramontaine de l’histoire », dans Revue des sciences philosophiques et théologiques, 79, 1995, p. 249-281.
S. VAN DAMME, « Écriture, institution et société. Le travail littéraire dans la Compagnie de Jésus en France (1620-1720) », dans Revue de synthèse 120/2-3, 1999, p. 260-283 – « Les martyrs jésuites et la culture imprimée à Lyon au XVIIe siècle », dans Revue des Sciences Humaines, 269/1, 2003, p. 189-205.
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