Tout en travaillant à son Homme Machine, dont il propose une version dès mai à son éditeur Elie Luzac, La Mettrie a repris sa vie d’étudiant et est régulièrement inscrit à partir de juillet 1747 : il assiste aux conférences importantes, dont celle de Hiéronymus David Gaubius (8 février) : De Regimine Mentis quod Medicorum est, qui lui fournira apparemment quelques arguments supplémentaires pour son Homme Machine.
Il fait réimprimer son Histoire naturelle de l’âme avec une Lettre critique de M. de La Mettrie sur l’histoire naturelle de l’âme à madame la Marquise du Châtelet (février 1747).
L’Homme Machine, paraît peu après l’été : « L’homme est une machine et il n’y a dans tout l’univers qu’une seule substance diversement modifiée », une conclusion préparée par une histoire railleuse et désinvolte des premiers âges de l’humanité : « Des animaux à l’homme, la transition n’est pas violente : les vrais philosophes en conviendront. Qu’était l’homme avant l’invention des mots et la connaissance des langues ? Un animal de son espèce, qui, avec beaucoup moins d’instinct naturel que les autres, dont il ne se croyait pas le roi, n’était distingué du singe et des autres animaux que comme le singe l’est lui-même, je veux dire par une physionomie qui annonçait plus de discernement. […] Les mots, les langues, les lois, les sciences, les beaux-arts sont venus ; et par eux enfin le diamant brut de notre esprit a été poli ». Rien de miraculeux à tout cela ! L’homme ne serait qu’un mécanisme sans aucun besoin d’une âme. Sa liberté quant à elle serait aussi chimérique qu’un dieu créateur, car la nature conçue comme système autorégulatif de la matière organise le corps « machinalement ».
Son traité est précédé d’une dédicace à Albrecht Haller alors enseignant à Göttingen et qui cherche à mettre en accord l’empirisme et la foi chrétienne, préface dans laquelle il ironise sur les talents du célèbre médecin suisse qui aurait appris tout ce qu’on peut apprendre hormis à penser, raille ses poésies (« moderne Frascator »), se réclame de son amitié et de son autorité ! Cette dédicace a une histoire. Haller, lui-même éditeur des Institutiones de Boerhaave, l’avait accusé de l’avoir plagié lors de sa 2e édition de sa traduction française, bien que La Mettrie ait indiqué en introduction avoir utilisé certaines remarques de l’édition de Haller dans ses commentaires. Avec la parution de l’Histoire naturelle de l’âme, Haller renouvelle ses reproches dans le Göttingische Gelehrten Zeitung (26 juin 1747), craignant sans doute d’être lui aussi, par contamination, taxé d’athéisme. À la suite de quoi, La Mettrie, qui déteste sa « plaisante gravité de magistère de village » lui dédicace avec un malin plaisir l’Homme Machine, en se disant son disciple, assertion qu’il reprendra souvent, qui aura pour résultat de mettre en rage le professeur de Göttingen et qui atteindra son sommet avec Le petit homme à la longue queue, pamphlet dans lequel il fera de Haller un libertin, un hypocrite, un faux savant gourmé !
Le 30 novembre, paraît La Faculté vengée puis la 3e édition de l’Essai sur l’Esprit et les Beaux Esprits, avec le nom de l’auteur cette fois. Mais l’éditeur de l’Homme Machine est attaqué en justice le 18 décembre, car avec cet essai La Mettrie s’est mis tout le monde à dos même dans la libérale Hollande. Elie Luzac accepte contraint et forcé d’imprimer une réfutation : Examen de l’Homme Machine, à laquelle les journaux font une certaine publicité. Plus tard (le 12 mars 1748), il sera condamné à une forte amende et réclamera des dommages à l’auteur. La seule défense qui reste à La Mettrie, qui, par prudence, a quitté Leyde pour une destination inconnue, est de refuser la paternité du texte et il fait savoir publiquement que : « Les noires calomnies, qui continuent de se répandre sur mon compte me forcent de faire taire les calomniateurs ; je ne suis point l’auteur de l’Homme Machine. Je défie qui que ce soit, d’oser se porter mon accusateur, et si je suis désormais accusé devant témoins par tels ou tels, je les attaquerai en réparation. Ce 4 janvier 1748. De La Mettrie».
Pendant ce temps, La Mettrie n’a pas dû rester inactif en ce qui concerne son avenir. Il sait que Maupertuis est devenu président de l’Académie de Berlin depuis février 1746 et il n’a pas manqué de le solliciter. Le roi de Prusse, qui s’est procuré – ou à qui on a présenté – ses ouvrages écrit d’ailleurs à son président le 19 novembre : « Je voudrais fort avoir ce La Mettrie dont vous m’avez parlé. Il est la victime des théologiens et des sots ; ici, il pourra écrire avec toute liberté. J’ai une compassion particulière pour les philosophes persécutés. Je le serais aussi, si je n’étais pas né prince. Il est vrai que La Mettrie n’est pas philosophe ; mais il a de l’esprit, et cet esprit vaut bien de la philosophie. Écrivez-lui. Vous lui proposerez ce que vous jugerez le plus convenable pour lui et pour moi. Je m’en remets à votre prudence ».
Les choses ne traînent pas et le 9 janvier 1748, Maupertuis qui a officiellement invité son compatriote, fait savoir au roi que celui-ci a accepté de venir à Potsdam. Il est d’ailleurs possible que La Mettrie ait rejoint secrètement Berlin bien avant cette date.
Maupertuis alors absent demandera à Algarotti d’accueillir le fuyard, son « cher amy » et de lui faire les honneurs de Potsdam, de le présenter au souverain qui se réjouit de recevoir celui en qui il voit un « fou du roi philosophique » dans une cour et une ville où les pasteurs et le « bon esprit » ont, à son avis, encore trop de place : « La Mettrie arrivera fort à propos. Je veux l’établir votre prédicateur. Il ne vous donnera pas de saines idées, mais il vous guérira de vos vieux préjugés. Il vous rendra ridicules, s’il ne peut vous rendre mécréants. Je vous recommanderai tous à ses bons mots. Sa causticité fera plus de conversions que sa logique. »
Ce qu’attend Frédéric, c’est moins un nouveau philosophe qu’un personnage « décapant », un nouvel Érostrate en quelque sorte. Le Vossische Zeitung du 8 février donne enfin la nouvelle de son arrivée officielle : « Le célèbre docteur de La Mettrie, que sa Majesté a fait venir de Hollande, est arrivé hier. »
La Mettrie s’installe d’abord à Potsdam, qui n’est alors qu’une garnison sans aucun intérêt, Berlin étant à quelques heures. Il ne semble pas que, malgré l’amitié de d’Argens, il se soit senti à son aise et il écrit avec amertume : « […] ce n’est point à trente-neuf ans qu’il faut apprendre à commencer à ramper » !
Il a fait venir une liaison de Saint-Malo, Mademoiselle Lecomte – que Voltaire jugera « malheureusement […] pas jolie » – qui, officiellement, est une cousine devant s’occuper de son ménage. Il prend aussi domicile à Berlin. Peu après, une seconde « Fräulein » s’installera chez lui pour « aider » Mademoiselle Lecomte. On en fait des gorges chaudes dans Potsdam et à Berlin ! Mademoiselle Lecomte semble avoir été plus qu’une maîtresse puisqu’elle participe à la vie intellectuelle de son compagnon, comme l’indiquent plusieurs courriers de celui-ci et le roi la dotera d’une pension à sa mort. Dans une lettre de belle facture à Madame D’Arget, elle écrira : « […] mais moi qui n’ai pour compagnie, qu’un médecin volage, qui ne quitte les cercles que pour s’enfoncer dans Sénèque, me voilà bien restaurée ». Elle est en rapport avec Elie Fréron (1718-1776), le Quimpérois et c’est par elle que La Mettrie entrera en contact avec le journaliste, qui publiera d’ailleurs, aussi étrange que cela puisse paraître, mais les solidarités bretonnes semblent sublimer toutes les différences, l’Éloge de La Mettrie par le comédien Desormes ! Dans une lettre à Baculard d’Arnaud, il lui confiera qu’il espère que « son vieil ami » donnera un compte rendu de l’Anti-Sénèque et qu’il « brûle » de recevoir son journal. Il lui fera même parvenir un poème inédit de Voltaire dont le roi lui a fait cadeau de l’original !
Maupertuis et Frédéric se sont mis d’accord sur ses fonctions : il sera son médecin et son lecteur. Il est aussi invité à partager la table royale avec Maupertuis, d’Argens, Pöllnitz, Algarotti, et Voltaire à partir de 1750.
Au début du printemps 1748 paraissent les 2 premiers tomes de son Ouvrage de Pénélope sous le pseudonyme d’Aletheius Demetrius, et il travaille à L’homme plus que machine. Il vient d’apprendre que son fils est décédé et la nouvelle le touche profondément, il en ressent une grande culpabilité.
Le 4 juillet, il est reçu à l’Académie, avec tous les avantages et les obligations que cela implique, mais au moins, il pourra se rendre souvent à Berlin. Il fait imprimer Le Chirurgien converti le 18 septembre et profite de l’absence de Maupertuis – qui joue un peu le rôle de chaperon, se méfiant de l’impétuosité de son caractère. Celui-ci est en effet malade et a souhaité aller se rétablir à Saint-Malo, d’où il ne reviendra qu’au printemps 1749. Avant son départ, en octobre, Maupertuis lui fait un certain nombre de recommandations et lui rappelle que la liberté dont il jouit a forcément des limites qu’il ne doit pas outrepasser. Il demandera d’ailleurs au souverain de veiller à « enrayer cette impétueuse imagination, qui l’a jusqu’ici emporté hors des bornes de la bienséance et d’une honnête liberté ». Si Maupertuis, qui se sent responsable de cette nouvelle recrue, se méfie, Frédéric est, lui, très satisfait. Il écrit le 18 octobre à son président : « Je m’applaudis beaucoup de l’acquisition que j’ai faite de La Mettrie. Il a toute gaieté et tout esprit qu’on peut avoir. Il est ennemi des médecins et bon médecin. Il est matérialiste mais point du tout matériel. Il s’échappe quelquefois en saillies scandaleuses ; mais nous mettrons ici de l’eau de Pythagore dans son vin d’Épicure. Il a gagné ma faveur parce qu’il m’a assuré foi de médecin, que vous vivriez longtemps, et qu’avec quelques ménagements il n’y avait rien à craindre pour votre poitrine. »
Nul n’est, hélas ! prophète en son pays : Maupertuis ne se remettra plus de sa maladie, mais il lui survivra plusieurs années !
La Mettrie profite donc de sa liberté pour écrire et faire publier son Anti-Sénèque ou Discours sur le bonheur, sans doute son ouvrage philosophique le plus important. Il s’y oppose en particulier à l’Essai de la philosophie morale de Maupertuis dans lequel son compatriote imagine le bonheur comme une entité mathématique, calculable. Il pense au contraire qu’en matière de morale et de politique, on ne peut décider, comme en médecine, qu’au cas par cas !
Cet écrit soulève des vagues à Berlin et il est attaqué par le receveur général du trésor Johann Christian von Uhden (1695 – 1783) en vertu d’un ordre de cabinet du 14 avril 1748. La Mettrie y répond par des pamphlets plein d’esprit et de réflexions (Épître à mon esprit ou l’Anonyme persiflé,Première (et seconde) lettre de M. Jovial, médecin de Bourges à M. Emanuel König, médecin de Bâle). Il fait aussi paraître L’Homme Plante une brochure bourrée de spéculations cosmologiques sur l’unité de la nature, de l’homme, des animaux et des plantes…
Une procédure est entamée le 27 janvier contre l’Épître à mon esprit et l’Anti-Sénèque dont l’éditeur affirme avoir été trompé par l’auteur qui lui aurait fait croire bénéficier d’une autorisation royale en s’appuyant sur la suppression de la censure. Le souverain, mis au courant de l’affaire par une lettre cosignée du chancelier Cocceji, et des ministres Samuel von Marschall et Friedrich von Bismarck et allant dans le sens d’une condamnation, s’y oppose : « Ce qui est imprimé à Potsdam, l’est sous mes yeux et si cela ne plaît pas à quelques curés, on ne leur interdit pas de faire imprimer les mêmes impertinences ». Pourtant, la censure est rétablie en Prusse le 11 mai alors que Maupertuis vient de revenir et de découvrir que sa confiance a été en quelque sorte trahie. La censure ne visera pas directement l’œuvre de La Mettrie, mais on sait que Frédéric n’appréciera pas beaucoup l’Anti-Sénèque.
Si La Mettrie continue à écrire (Épître à Melle A.C.P. ou la machine terrassée, puis Réponse à l’auteur de la machine terrassée, qui sont autant de regards en arrière, étrangement graves et ironiques sur sa vie et son œuvre), sa situation s’est rapidement dégradée. Elie Luzac le poursuit pour récupérer de l’argent qu’il lui doit. Il est un temps en froid avec un Maupertuis qui ne retrouve pas la santé et qui n’a pu faire venir à Berlin comme il le voulait Haller. Sa lecture de l’Anti-Sénèque lui laisse les mêmes sentiments que le souverain : « Dans tout l’ouvrage, j’admire l’imagination brillante et la facilité d’écrire de l’auteur. Mais je suis aussi éloigné de son système, qu’incapable d’atteindre à son style ».
D’autre part, La Mettrie délaisse ses obligations de médecin : Frédéric lui a demandé de s’occuper du maréchal Jacob Keith, ce qu’il a négligé de faire. Le roi menace de lui supprimer sa pension s’il n’obtempère pas. S’il se rend au chevet du malade, son diagnostic est inexact et le maréchal, furieux, ira prendre les eaux, sans lui. Sa réputation de médecin est entamée à la suite de cette affaire et d’Arget le traite de « fou dangereux » dans une lettre à sa femme, une expression appelée à faire florès.
Ses productions philosophico-scientifiques se poursuivent cependant et lui apportent davantage de satisfactions : les trois tomes de l’Ouvrage à Pénélope en décembre, son énorme pamphlet contre des médecins trop peu philosophes et prisonniers de traditions et d’habitudes, un livre extraordinaire qui tient de l’autobiographie, du roman, du traité de médecine et de l’essai philosophique écrit avec une plume trempée dans le burlesque, le sérieux et l’imaginaire le plus débridé. Les Réflexions philosophiques sur l’origine des animaux sont disponibles début 1750 comme Les animaux plus que machines et l’Essai sur la liberté de produire ses sentiments.
Ses Œuvres philosophiques sont sous presse dès cette année et il harcèle l’éditeur Bourdeaux pour accélérer la parution. Il a obtenu le privilège de ne pas les faire examiner par la censure et les souscriptions sont nombreuses. Pourtant, à leur parution (datée de 1751), les œuvres sont saisies par le directeur général de la police le premier août. L’arrivée de Voltaire, les fêtes de Berlin font que ses difficultés sont peu commentées et La Mettrie qui commence à regretter la France use de son crédit auprès de Voltaire pour faire demander au Duc de Richelieu s’il y aurait possibilité pour lui de rentrer. On apprend que la saisie des œuvres n’est qu’une mesure transitoire, pour satisfaire les éventuelles plaintes françaises puisque des personnalités de ce pays y sont maltraitées.
Pourtant, La Mettrie continue de jouir d’une vraie liberté puisqu’à la fin de l’été il donne une seconde édition de son Anti-Sénèque et prépare déjà la troisième. Il publie le Système d’Épicure ainsi qu’un Mémoire sur la dysenterie et la suite des Institutions de médecine. Il exerce aussi les fonctions de précepteur auprès du fils du chancelier Cocceji (« dans les mœurs et la religion » !), ce qui montre qu’il est toujours bien « intégré » à la bonne société prussienne, lui, le familier du roi qu’il traite comme un camarade. Il traduit des odes d’Horace, comme il était alors de mode, fréquente le romancier et dramaturge Baculard d’Arnaud qu’il soutient dans ses recherches d’une situation (1718-1805), semble lié à Friedrich Wilhelm von Marschall (1724-1790), à Desormes, le premier comédien du roi et ami de Mademoiselle Cauchois, épouse de d’Argens et femme philosophe…
Au début de l’été, paraît L’art de jouir ou l’école de la volupté dont il se plaint des fautes d’impression, mais qu’il corrigera pour l’édition de ses œuvres polémiques qui doivent sortir chez Voss en in-4o. Comme dans son essai La Volupté, aucune pornographie dans ce nouvel écrit. La Mettrie y est aux antipodes de ce que fera Sade. Il délaisse les expériences des limites en matière sexuelle pour s’interroger sur l’érotisme en tant que plaisir et art de vivre, en s’appuyant sur un hédonisme naïf d’après lequel la raison devrait être soumise à la volupté, le bonheur physique dédommageant de bien des déboires. La Mettrie se fait le partisan de son bon usage – en disciple d’Épicure – il s’agit d’un « sage esprit d’économie », pas de libertinage.
Il n’obtient cependant pas de réponse du Duc de Richelieu à sa demande et se languit. Voltaire écrit à Mme Denis : « […] il brûle de retourner en France. Cet homme si gai, et qui passe pour rire de tout, pleure quelquefois comme un enfant d’être ici. »
En octobre il est chargé de soigner « Mylord » Tyrconnel à Berlin et demande l’autorisation d’y séjourner plus longuement. Le 8 novembre, son malade est guéri et La Mettrie apprécie un peu trop le pâté de faisan que l’on sert au repas offert pour fêter la guérison et qui était vraisemblablement avarié. Désormes qui était de la fête écrira : « Nous avions dîné ensemble chez Milord Tyrconnel. Il y avait du pâté garni de truffes, dont il mangea prodigieusement. Au sortir de table, il se sentit l’estomac chargé et me proposa une partie de billard que j’acceptai et qu’il ne put achever. Il se trouva mal et on le mit au lit chez milord Tyrconnel ; […] ». Il se prescrira de nombreuses saignées et mourra le 11 novembre.
Voltaire écrira : « Le fait est qu’il pria le comte de Tirconnel (sic) de le faire enterrer dans son jardin. Les bienséances n’ont pas permis qu’on eût égard à son testament. Son corps, enflé et gros comme un tonneau, a été porté bon gré mal gré dans l’église catholique où il est tout étonné d’être ».
On peut tout de même être surpris par cet accident en une époque de l’année où les aliments auraient dû se conserver assez aisément. Il est également peu probable que La Mettrie ait mangé seul tout le plat. Toujours est-il qu’il n’y a eu que lui de malade… Dans sa brochure Épître à MelleA.C.P. ou la machine terrassée, comme dans la Réponse à l’auteur de la machine terrassée, son propos est étonnamment la « nouvelle de la vie et de la singulière fin du célèbre médecin de la Mettrie ». Le premier texte est une sorte de biographie philosophico-burlesque, aux tonalités désespérées, écrite quelques semaines avant sa mort – et d’autant plus poignante – où il raconte la fin de Monsieur Machine : « Monsieur Machine prit la fatale poudre de rats, pour faire durer sa félicité toute une éternité… ». La poudre de rats ! En préface il écrivait à sa correspondance : « Je vous dis que la machine que vous adorez, cette machine sans âme, cette matière organisée est enfin terrassée et mise à la bastille Pluton. Toujours mobile, elle roula jusqu’à se casser enfin le cou. Elle chercha à l’emporter sur les machines vulgaires par son caquet, par ses manœuvres, par sa médisance, et par l’effort de composer des livres. Elle alla même jusqu’à faire des réflexions sérieuses sur la félicité « Mais l’ignorance commença par l’avilir et finit par la détruire ».
Dans Le petit homme à longue queue (1751), cette satire adressée à Haller, il affirme également s’attendre à chaque instant à être la victime des bien-pensants !
Le médecin bernois, se plaindra à Maupertuis, exigeant du président de l’Académie des mesures contre son contradicteur, un désaveu public. Maupertuis, tentera de le calmer : lorsqu’il reçoit cette lettre, La Mettrie vient de mourir.
La Mettrie est en quelque sorte un « franc-tireur » de la philosophie. Il se fait seul, avant que le parti philosophique ne soit une réalité. Son œuvre est triple : il donne un certain nombre de travaux médicaux, qui, en général sont à la pointe de la science médicale, ensuite, ce sont des ouvrages critiques, de déontologie retournée, pourrait-on dire, quant à l’exercice de la médecine, enfin ce sont des textes philosophiques qui cherchent à donner une représentation cohérente et rationnelle de l’homme, de la vie en la débarrassant de toute idée de providence ou de téléologie, d’animisme. Ces trois directions sont d’ailleurs étroitement liées. Dans tous les cas, il apporte une nouveauté dans ces trois domaines : l’humour, la causticité, l’irrespect, l’ironie d’un sceptique actif comme Albert Camus dira plus tard qu’un optimiste est un pessimiste actif. C’est peut-être là le scandale majeur, car il enfreint tous les codes : les idées, le style, la manière, la religion et la morale. La Mettrie s’appuie sur le mécanisme cartésien tout en faisant abstraction de la substance pensante et d’un Dieu créateur. Le corps « est une machine qui monte elle-même ses ressorts ; vivante image du mouvement perpétuel ». L’âme est une invention inutile puisque le cerveau est le siège de la pensée et que la sensibilité – origine de toute activité cognitive – est une propriété de la matière. La conséquence première est d’affirmer que, contrairement à ce que pensaient les cartésiens, il n’y a pas de différence intrinsèque entre l’homme et l’animal, la matière ayant à la fois les propriétés de l’étendue et de la sensibilité. D’autre part, si l’homme est machine, la vie mentale est déterminée par une suite de « mouvements » et la volition est marquée par la sensibilité. On retrouve certes la vieille idée de l’influence du physique sur le mental, dont parle par exemple Montaigne, mais en allant jusqu’à dire que ces sensations sont le résultat de l’organisation de la matière et qu’en quelque sorte, elles veulent pour nous. À la question qui se pose alors de la liberté, La Mettrie pense que les contingences sont les plus fortes, l’universelle nécessité. Toute action – même, surtout l’acte amoureux – appartient à un ensemble de forces déterminées et le choix, apparemment libre, n’est que l’adoption du principe le plus fort de nos représentations.
Il est sur la voie d’une réflexion accordant à l’homme une place dans le vivant qui se forme et se développe par différentiation, modifications, mais sous l’effet de causes totalement naturelles. En même temps, il s’attaque à tout ce qui nuit au bonheur de l’homme conçu comme élément de la nature : une médecine qui refuse cette notion, la religion qui impose ses diktats et ses contraintes souvent hors nature, la morale – même naturelle, puisqu’elle est alors conceptualisée — qui cherche aussi à contraindre alors que « par rapport à la félicité le bien et le mal sont en soi fort indifférents », écrit-il dans l’Anti-Sénèque. Il évoque déjà une nature qui n’est pas régie par des lois morales mais par le simple principe de plaisir et, comme l’illustrera Sade, il sait que le criminel peut être heureux et le vertueux malheureux car il n’y a pas de morale absolue ou révélée. La Mettrie cependant diffère totalement du solipsisme existentiel sadien. S’il n’y a rien de prédestiné en matière de morale, l’homme est libre d’inventer une société associant la recherche du plaisir personnel au bien commun, un droit au bonheur des autres, condition du sien propre. Tout alors est question d’éducation car l’homme est perfectible : « La nature nous avait donc faits pour être au-dessous des animaux ou du moins pour faire par là même mieux éclater les prodiges de l’éducation qui seule nous tire du niveau et nous élève enfin au-dessus d’eux. » Enfin, modestie suprême : « Ne nous perdons point dans l’infini, nous ne sommes pas faits pour en avoir la moindre idée. Il est égal d’ailleurs pour notre repos, que la matière soit éternelle, ou qu’elle ait été créée ; qu’il y ait un Dieu ou qu’il n’y en ait pas. L’univers ne sera jamais heureux, à moins qu’il ne soit athée… Plus de guerres théologiques, plus de soldats de religions, soldats terribles ! La nature infectée d’un poison sacré, reprendrait ses droits et sa pureté ! Sourds à toute autre voix, les mortels tranquilles ne suivraient que les conseils spontanés de leur propre individu, les seuls qu’on ne méprise point impunément, et qui peuvent seuls nous conduire au bonheur par les agréables sentiers de la vertu. »
Une provocation extrême !
Le 3 juillet 1770, le grand ami de Maupertuis, Jean II Bernoulli, devenu décan de la faculté de philosophie de Bâle donnera en discours à un auditoire de tout jeunes étudiants une Vita Juliani Offray de la Metrie. Quelques années auparavant, il avait prononcé un autre discours, un éloge en faveur de Maupertuis. Il ne faisait que s’en remettre à la tradition universitaire en matière d’édification. Maupertuis servait d’Exemplum imitandum, tandis que La Mettrie était l’Exemplum devitandum ! Inutile d’entrer dans les détails : ainsi naissent ou se propagent les légendes noires.
Ajoutons seulement que Jean Bernoulli, dans le dernier cas, se servit d’un discours assez négatif préparé en son temps par Maupertuis lui-même et trouvé dans ses papiers, discours peu amène à l’égard de son compatriote mais que le président de l’Académie renonça à prononcer après l’éloge dithyrambique que venait de lui adresser Frédéric II ! Maupertuis avait écrit ce texte alors qu’il espérait encore attirer Haller dans son académie, ce qui aurait augmenté le prestige de l’institution. En philosophe pragmatique, il s’était dit qu’après tout, La Mettrie étant morte, il fallait bien faire le sacrifice de le salir un peu pour recevoir le célèbre médecin et philosophe helvétique !
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