Jacques-Claude-Marie Vincent de Gournay

Pour en finir (ou presque car il y aura encore Lammenais !) avec les Malouins célèbres (encore que la liste soit bien plus longue tant la ville a vu naître de « personnalités ») Gournay n’est pas à proprement parler un littérateur, ou du moins, ses œuvres littéraires sont peu connues et certainement moins importantes que ses écrits d’économiste ou de philosophe. Cependant,  cet homme que tous ses contemporains décrivent comme doté des plus hautes qualités morales et intellectuelles, est au cœur des Lumières qui brillent alors en Bretagne.

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« Dans la vie privée, attentif à rendre heureux tout ce qui l’environnait ; dans la vie publique, uniquement occupé des prospérités et de la gloire de sa patrie, et du bonheur de l’humanité. » De qui donc le Mercure de France(T.III, p. 210) trace-t-il en 1759 le portrait amphigourique ? Il s’agit de l’intendant du commerce, Vincent de Gournay, le Malouin, qui vient de s’éteindre après une existence relativement courte, mais riche de travail, d’idées et d’influence bien que l’homme ne se soit jamais préoccupé de se placer sous les feux de la rampe.

En effet, Gournay a été l’un des fondateurs de l’économie politique française, le défenseur de la liberté du travail, l’inventeur, selon son ami Turgot, dans son Éloge de Gournay (1750) de la célèbre formule parfois improprement attribuée à Guizot, qui n’a fait que la reprendre (et dont la source est à rechercher chez le comte d’Argenson) : « Laissez faire, laissez aller », formule souvent mal comprise, mais qui a servi à mettre en question l’influence de l’État absolutiste, les privilèges de certains, un mercantilisme colbertien dévoyé, tout en replaçant l’entreprise individuelle au centre de la réflexion. La surveillance par le pouvoir était en effet omniprésente : l’industrie était protégée, des droits de douane importants rendaient difficiles les échanges avantageux avec l’étranger voire entre les provinces et régions, le travail était aux mains de corporations puissantes ou dépendait d’entrepreneurs auxquels étaient accordés des privilèges exclusifs. Ainsi, en Bretagne – mais dans tout le royaume, il n’en allait pas autrement – les demandes d’ouverture d’entreprises nouvelles adressées aux intendants et aux États ont-elles toujours au moins deux volets : une sollicitation de subventions, d’« aides » et l’exigence du droit à l’exercice d’un monopole dans la province. Pour Gournay, le premier droit est celui de la propriété, justifiée par le travail, et il en découle la liberté d’entreprendre, l’individu étant censé être le meilleur juge de son propre intérêt. Celui-ci est d’ailleurs lié à l’intérêt général défini comme la plus ou moins libre association des intérêts particuliers. Il faut donc laisser faire les individus, mais tant qu’ils sont responsables et respectueux du Droit. C’est pourquoi le rôle de l’État reste essentiel et doit consister principalement à éliminer les obstacles à la liberté, à établir les règles de ce droit qui prennent en considération l’intérêt personnel et surtout l’intérêt général, puis à en assurer le respect.

Jacques-Claude-Marie Vincent, qui ne s’appellera de Gournay que plus tard, naît donc à Saint-Malo en mai 1 712. Son père est de petite noblesse (écuyer) et, sans craindre de déroger, il est devenu un négociant important tout en détenant un office de secrétaire du roi. Sa mère est également d’une famille notable de la région, les Séré, sieurs de la Ville-Materre. Il fera ses « humanités » au collège réputé de Juilly, chez les Oratoriens, puis à La Flèche au collège des Jésuites, le collège qu’avait fréquenté Voltaire. Comme celui-ci, il gardera des relations suivies avec ses anciens maîtres et, en 1753, par exemple, il soutiendra au nom de ce qu’il croit être la nécessaire concurrence, la création de la distillerie des Jésuites de La Flèche. Ses études terminées, il est envoyé par son père à Cadix à l’âge de dix-sept ans pour y apprendre le commerce et représenter les intérêts de la famille, dans cette ville qui est une plaque tournante du commerce européen et où toutes les grandes maisons possèdent une succursale ou un comptoir. Selon Turgot, cette période espagnole, permet au jeune homme de développer ses qualités de sérieux, de probité et d’aptitude au travail, tout en ne négligeant pas les autres connaissances utiles ni celles du pur agrément. Il séjournera quinze années en Espagne, fera fructifier ses affaires tout en étant confronté à un système qui dépasse encore en règles protectionnistes celui qui sévit en France. Il a appris l’anglais, lu dans le texte les premiers économistes de ce pays. Il avait étudié notamment les recommandations de Thomas Culpeper et de Josiah Child (en 1754, il en donne une traduction, sans livrer à l’impression ses abondants commentaires : Traités sur le Commerce et sur les avantages qui résultent de la réduction de l’intérêt de l’argent). Il étudie aussi Jean de Witt. Assez tôt, il est en correspondance avec les ministres Amelot et Maurepas. En 1744, il revient en France à la suite d’un appel de ce dernier qui voit en lui l’homme capable de convaincre les négociants principalement français de Cadix, malgré les risques, de rapatrier leurs avoirs d’Amérique latine pour les investir en France. Cette mission est un succès puisque plus de 200 millions de livres, en piastres, traversent l’océan atlantique en convoi, sous haute surveillance des marines françaises et espagnoles. Après un retour en Espagne pour ses affaires, il rentre définitivement en France en 1747 peut-être en raison des tensions internationales qui opposent alors l’Angleterre à la France et à l’Espagne alors alliées puis brouillées après la victoire de Toulon. Sa première mission lui a donné le goût de ce type d’engagement et il se lance, lui qui est avant tout un homme de terrain, dans des voyages en Angleterre, en Hollande, en Autriche, en Allemagne. S’il désire en premier lieu compléter et renforcer son réseau de connaissances pour assurer l’avenir des entreprises qu’il compte poursuivre en Espagne, il s’y livre aussi – probablement mandaté par le gouvernement – à ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui l’espionnage ou le renseignement économique. Au cours de ses pérégrinations, il rencontre certes de nombreuses personnalités : Robert Walpole, Lord Chesterfield,certains protestants français émigrés, mais il cherche en même temps à évaluer les forces et les faiblesses des grandes puissances rivales de la France et met son expérience de négociant cosmopolite et d’économiste au service de son pays en entretenant sa correspondance suivie avec les ministres. Les cours de Vienne et de Potsdam, où il retrouve son compatriote Maupertuis, veulent l’une et l’autre se l’attacher, et lui font des propositions qu’il décline.Il allait retourner en Espagne, lorsqu’un héritage important le décide à changer d’avis : M. Jametz de Villebarre, son associé et ami, venait de mourir, et le faisait son légataire universel. Sa fortune est désormais suffisante pour qu’il se consacre aux seules recherches qui l’intéressent vraiment : l’économie.

Il s’établit ainsi à Paris et prend le nom de sieur de Gournay, du nom de la terre qui lui est échue. Il jouit d’ailleurs déjà d’une certaine notoriété et le Ministre Maurepas cherche à se l’attacher persuadé que ses connaissances sur le commerce pourraient être décisives. La cour avait pensé en faire son envoyé aux conférences de paix de Bréda pour discuter des intérêts commerciaux français. Les changements arrivés dans ces conférences bouleversent certes ces plans, mais Maurepas conserve le désir de mettre ses talents au service du gouvernement : il lui conseille alors de postuler une place d’intendant du commerce et d’entrer en attendant dans une cour souveraine. En conséquence, M. de Gournay achète en 1749 une charge de conseiller au grand conseil. Il épouse alors la fille du greffier en chef de ce grand conseil, Clotilde de Verduc et habite rue Richelieu un superbe hôtel particulier à porte cochère partageant son temps entre son domicile parisien, son château de Gournay-sur-Aronde et celui de son épouse au Plessis-Saint-Antoine en Brie (Chennevière-sur-Marne). Une place d’intendant du commerce s’étant libérée au début de 1751, le ministre Machault d’Arnouville, qui connaissait et appréciait ses capacités, la lui propose.L’aisance dans laquelle il vit lui permet d’accepter cette charge qui coûte plus qu’elle ne rapporte. Il la conservera sept années et s’en démettra pour plusieurs raisons : sa santé, les contingences de la fonction, les inimitiés nées de ses idées réformistes, les accrocs à sa fortune qu’il avait alors peu le temps de faire fructifier… M. de Silhouette, nouveau ministre de la marine, essayera de le faire revenir, mais il ne se remet pas et meurt le 27 juin 1759.

Gournay, homme de dialogue et de réseaux, était très lié avec certainsencyclopédistes et avec de jeunes hauts fonctionnaires sur lesquels il a eu une grande influence, bien qu’il ait peu publié. On associe son nom à celui de François Quesnay (1694-1774) et à la physiocratie mais, s’il est avéré qu’il a souvent rencontré celui-ci, leurs idées n’étaient pas identiques. Gournay ne voyait pas toute la richesse dans la terre et pensait que l’industrie et le commerce seraient dans l’avenir les sources des vraies biens et surtout des fournisseurs de travail à une population dont il espérait l’accroissement : « Le rôle des manufactures, dans les vues de l’État, est de produire, moins pour enrichir tel ou tel fabricant, que de donner de l’emploi au plus grand nombre de pauvres et de gens oisifs qu’il est possible, parce que l’État certainement s’enrichit quand tout le monde y est occupé… » affirme-t-il, 19 janvier 1754. Son intérêt pour l’industrie ne lui faisait cependant pas oublier l’importance de la terre : dès 1752, fidèle à sa conception économique («Ces deux mots, laisser faire et laisser passer, étant deux sources continuelles d’actions, seraient donc pour nous deux sources continuelles de richesses »), il avait demandé par écrit à Daniel-CharlesTrudaine (1703-1769) de libérer le commerce du blé, tout en favorisant l’émulation et en conservant une certaine marge de protection.

Il n’est pas non plus partisan du libéralisme utilitariste absolu tel qu’il prend forme en Angleterre et qu’incarnera Adam Smith (1723-1790). Il marque en effet l’histoire de l’économie de son attachement à la protection des personnes inséparable des libertés économiques, une union qui devrait, à son avis, être la préoccupation essentielle des États. Son concept de « Balance des hommes » est en effet un élément essentiel de sa pensée : le solde migratoire positif des mouvements de travailleurs lui paraissant être un critère de prospérité, il convient d’instaurer au même titre que la liberté d’entreprendre celle de la liberté du travail, qui doit être la source des richesses dont la population pourra jouir. Il en déduit une politique de répartition associant des prix accessibles à la majorité, des salaires permettant une certaine aisance, des taux d’intérêt bas, car, contrairement aux propagateurs du luxe comme Voltaire, il est persuadé que c’est la consommation populaire qui est le moteur de la croissance. La « balance des richesses », c’est-à-dire une distribution équitable des revenus, assurerait la bonne marche de ce libéralisme égalitaire dont Boisguilbert (1646-1714) avait déjà posé les fondements au XVIIe siècle.

L’œuvre économique de Vincent de Gournay peut être considérée comme un projet libéral de croissance équilibrée, dont l’objectif est l’utilité générale et le respect des individus.

Il est aussi l’inventeur du néologisme « bureaucratie », dans laquelle il voit le frein au développement économique harmonieux, pour ne pas dire naturel, qu’il envisage. Cette bureaucratie qu’il dénonce concerne tout autant l’interventionnisme de l’État dans l’économie par des aides permanentes (mais l’État peut être, doit même être parfois, un incitateur à l’écoute) que les corporations, les guildes, les privilèges exclusifs, les monopoles comme celui de la Compagnie des Indes ou de certains ports.

Il n’était pas un homme de cabinet : conscient de ses responsabilités, en dépit d’une santé chancelante, il assumait avec enthousiasme sa fonction d’intendant et avait ainsi décidé de visiter le royaume pour y voir par lui-même l’état du commerce et des fabriques, et reconnaître les causes des progrès ou de la décadence de chaque branche de commerce, les abus, les besoins, les ressources en tout genre. Il part au mois de juillet 1753 et, jusqu’en décembre, il parcourt la Bourgogne, le Lyonnais, le Dauphiné, la Provence, le haut et le bas Languedoc pour revenir par Lyon à la fin de l’année.

En 1754 et en partie en 1755, il doit interrompre ses tournées à la suite d’opérations douloureuses, mais il les reprend dès que possible : La Rochelle, Bordeaux, Montauban, le reste de la Guyenne et Bayonne. En 1756, il suit le cours de la Loire depuis Orléans jusqu’à Nantes, parcourt le Maine, l’Anjou, les côtes de Bretagne depuis Nantes jusqu’à Saint-Malo, sa ville natale, et revient à Rennes pendant la tenue des États de 1756 où il travaille à la mise en place de la Société d’Agriculture, de Commerce et des Arts de Bretagne, la première société de ce type de France. Il en définira les missions et rédigera les statuts avec l’avocat Louis-Paul Abeille (1719-1807) et l’armateur Jean-Gabriel Montaudouin de la Touche (1722-1780). Il voit dans cette création l’exacte réalisation de sa vision d’économiste : un centre de soutiens, d’aides et de conseils, dépendant de l’initiative privée, allant dans deux directions : générer l’initiative personnelle, apporter les aides et les conseils techniques nécessaires d’une part ; conseiller, guider les États dans les choix financiers qu’ils seront amenés à prendre pour aider tel ou tel projet à démarrer d’autre part. Ses amis Trudaine et Henri-Jean-Baptiste-Léonard Bertin (1720-1792) imposeront peu après des Sociétés d’agriculture dans toutes les Généralités et les pays d’État sur le modèle de la Société bretonne et avec ses idées.

Inspirateur d’André Morellet (1717-1819) et François Véron Duverger de Forbonnais (1722-1800), de Anne-Robert-Jacques Turgot (1727-1781), François Quesnay (1694-1774), Daniel-Charles Trudaine (1703-1769), Lamoignon de Malesherbes (1721-1794), Étienne de Silhouette (1709-1767), Henri Bertin (1720-1792)…, il est l’initiateur de toute la tradition économique libérale française, qui n’oublie jamais le facteur humain, social.

 

Éléments de bibliographie

Fonds Gournay de 165 documents, retrouvé en 1976 à la Bibliothèque municipale de Saint-Brieuc.

Hagen, N., « Laissez faire, laissez passer » (GOURNAY) Séminaire internet de Sciences-Po (P. Mathias) 2000/01,

Lespagnol, A., « Messieurs de Saint-Malo », une élite négociante au temps de Louis XV, PUR, 1997.

Passy, L., Histoire de la Société nationale d’agriculture de France, Paris 1912

Schelle, G., Vincent de Gournay, Paris Guillaumin, 1897.

Skornicki, A., « Un groupe d’experts anglomanes au Bureau du Commerce sous Louis XV », Groupe d’Analyses politiques, Nanterre, 2005.

Turgot, Éloge de Vincent de Gournay (1759).

Traité sur le commerce de J. Child (traduction et remarques de Vincent de Gournay), Tokyo 1983.

Tsuda, T. : Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, Tokyo 1993.

« Commerce, population et société autour de Vincent de Gournay », INED 2007.

 

Tous droits réservés François Labbé

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