ou comment un philosophe devient préfet.
François-René-Jean de Pommereul est né à Fougères en 1745. Il appartenait à une famille noble mais pauvre comme il en existait beaucoup en Bretagne. Jean Meyer comptait au minimum 25 000 personnes appartenant à la noblesse bretonne au début du XVIIIe siècle et il évoquait ces aristocrates « dépourvus de tous biens » et qui étaient incapables de payer le moindre impôt. Des villages comme Pordic ou Plouha comptaient alors respectivement 25 et 46 familles nobles, Plélo 16 !
Cette indigence relarive était le partage des Pommereul qui, sans être totalement démunis, n’avaient rien de commun avec la haute aristocratie de cour ou de parlement.
Il entre comme officier dans l’artillerie en 1765, ce qui est aussi un signe de son indigence : les régiments prestigieux, la cavalerie lui sont fermés, car il n’en a tout simplement pas les moyens. Cependant, il y fait une carrière plus qu’honorable. Après avoir participé au siège de Corfou, et à la campagne de Corse (1769) où il se distingue, il progresse rapidement dans la hiérarchie : un article de l’Encyclopédie méthodique (1784) portant sa signature, « Économie politique et diplomatique », le signale comme capitaine au Corps-Royal d’artillerie. Peu après, il parvient au rang de lieutenant-colonel. C’est vers cette époque qu’il est un des examinateurs du jeune Napoleone Buonaparte, à l’École militaire de Brienne.
En 1787, ses talents sont suffisamment avérés pour que ses supérieurs décident de l’envoyer à Naples afin d’y organiser l’artillerie. Sa mission satisfait et on lui décerne le grade de brigadier puis de maréchal de camp.
Toujours en poste dans le royaume de Naples au début de la Révolution, il y est oublié et sera considéré par mégarde comme émigré. Son épouse et son fils aîné seront d’ailleurs incarcérés et les quelques biens qu’il avait acquis vendus. Le roi de Naples veut le retenir à son service, mais il s’y refuse. Il effectue alors des traductions d’ouvrages scientifiques, s’intéresse à la médecine. Ne pouvant rentrer en France, la période de la Terreur passée, il se rend en 1796 à Florence et y dépose quelques réclamations auprès de l’envoyé de la république française. Pendant son séjour dans cette ville, il a l’occasion de rencontrer Bonaparte alors de passage. Ce dernier, retrouvant son ancien examinateur et surtout l’auteur d’une Histoire de la Corse qui l’a intéressé, lui aurait proposé de reprendre du service dans son armée, mais Pommereul ne croit pas devoir accepter et, ayant obtenu ce qu’il souhaite : sa radiation de la liste des émigrés, il se rend, muni de recommandations de Bonaparte, à Paris, où il est employé au comité central d’artillerie et parvient au grade de général de division. Mis à la réforme en 1798, il reste dans cette position jusqu’au retour de Bonaparte d’Égypte. À cette époque, il entre dans l’administration et, cet ancien général, apprécié du futur empereur, est nommé préfet du département d’Indre-et-Loire le 9 frimaire an IX. C’est dans cette fonction qu’il fait circuler un almanach dans lequel tous les noms des saints ont été remplacés par ceux des philosophes antiques et par des figures emblématiques. En même temps, il propage les listes d’athées publiées par Lalande, sur lesquelles il se fait gloire d’être un des premiers inscrits. Par esprit de dérision, il y avait même fait porter le nom de son compatriote, le cardinal de Boisgelin, un Rennais, qui était alors archevêque de Tours. L’affaire n’étant pas du goût de ce dernier, celui-ci réclame à plusieurs reprises l’éloignement d’un tel préfet goguenard de son diocèse, mais sans y parvenir. Ce n’est qu’après la disparition du cardinal que les plaintes des habitants relatives à l’utilisation de sommes considérables et exagérées pour la réfection de chaussées, amènent le déplacement de Pommereul. Ce changement, loin d’être une sanction, lui vaut au contraire une promotion, celle de préfet du département du Nord. Il reçoit même, quelques années après, le titre de conseiller d’État, puis celui de baron et, à partir du mois de janvier 1811, succédant à Portalis, obtient la direction générale de la librairie – la censure –, qu’il conservera jusqu’à la chute du gouvernement impérial. C’était là un poste de confiance puisqu’il régentait en quelque sorte l’opinion ! Aux ordres absolus de l’Empereur, il le suit lorsque celui-ci cherche à rendre la censure moins impopulaire. S’il fait preuve d’une certaine modération dans cet emploi, parfois, ses décisions peuvent apparaître comme arbitraires ou franchement ridicules quand on les extrait de leur contexte. Ainsi, un sieur Demar demande en janvier 1814 le dépôt de chansons et d’airs russes. Il le refuse et fait savoir au ministre de la police que ce n’est pas le moment « de nous présenter des airs russes. Notre musique avec ces barbares doit n’être que celle des canons et des fusils ». Il frappe aussi d’un impôt la réimpression des livres religieux ou de piété, fidèle à son anticléricalisme fondamental, espérant en outre, avec l’argent récolté, favoriser le marché du livre laïc. Dans la grande tradition des d’Argenson et des Malesherbes, il marquera toujours une certaine complaisance libérale et éclairée envers ses confrères de la République des Lettres et on s’adressera souvent à lui pour que la censure ne soit pas trop lourde.
Il est fait officier de la Légion d’honneur en 1812.
Nommé gouverneur de La Fère, le siège de l’école d’artillerie, il capitule en février devant les armées de la sixième coalition et se refugie en Bretagne. Puis il se présente en vain au gouvernement provisoire de Talleyrand pour recouvrer un emploi. Après le retour de Napoléon, il se flatte d’être plus heureux, mais ses espérances sont déçues par la décision du ministre Carnot, qui ne l’appréciait pas. Napoléon n’abandonne pourtant pas son protégé : il le fait entrer au Conseil d’État le 20 mars 1815, et il sera un des signataires de la délibération du 25 mars destinée à exclure les Bourbons du trône. D’autre part, il est envoyé dans les départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin en qualité de commissaire extraordinaire auprès de la 5e division militaire avec mission de renouveler tous les membres de l’administration locale.
Il est compris, après le second retour du roi, dans l’ordonnance du 24 juillet, et se voit obligé de quitter la France par suite de la loi du 12 janvier 1816. D’abord exilé à Bruxelles, il lui est permis de rentrer en France dès 1819. Il meurt à Paris le 5 janvier 1823.
Cette carrière à la fois mouvementée et bien menée puisque cet aristocrate pauvre parvient à la fin de sa vie aux plus hauts échelons de l’État, ne l’a pas empêché de se livrer à sa passion : l’écriture. Il est l’auteur à la fois d’ouvrages originaux et d’une grande quantité de compilations, de traductions d’ouvrages scientifiques. Son Histoire de l’île de Corse, 1779, appréciée par Bonaparte d’autant plus que l’auteur y distingue la famille du futur empereur, aurait été rédigée dès 1770. Ce livre marque l’aboutissement de son expérience et de ses succès sur l’Île de Beauté, alors que l’ouvrage de Rousseau (1763) est encore présent à toutes les mémoires. Il connaît un certain succès et on le trouvera longtemps supérieur à An account upon Corsica de James Boswell, publié dès 1768, même si on reconnaît qu’il est écrit dans un esprit tout différent. Pommereul est très admiratif de la résistance corse opposée à la tyrannie génoise. Il s’attache à faire connaître tous les aspects de la réalité corse, des plus glorieux aux plus critiquables et, à partir de cette analyse, il trace les perspectives de l’avenir de l’île dans le cadre de la paix française. Son travail est d’une assez grande objectivité et ses idées sont celles d’un homme des Lumières favorable à une monarchie réformiste : contre le règne de la multitude, pour un modernisme guidé par les principes physiocratiques, pour l’intégration de la Corse et des Corses, progressivement, à la « patrie du genre humain », la France. Il dénonce aussi les dessous probables de la politique de Paoli et fait l’éloge au contraire de familles influentes comme celle des Bonaparte. On comprend que l’Empereur ait désiré se l’attacher. En 1767, il avait traduit Saverio Bettinelli, un littérateur italien, ami et correspondant de Voltaire, qui dans ses Lettere Virgiliane s’attaquait en particulier au génie de Dante (Lettre sur la littérature et la poésie italiennes).
Ses Recherches sur l’origine de l’esclavage religieux et politique du peuple en France, 1781 l’inscrivent dans la lignée des penseurs sinon athées au moins anticléricaux. On peut imaginer qu’il a lu les livres de d’Holbach, d’Helvétius. Son livre se place dans les prolongements de cette querelle qui vient de reprendre entre les philosophes et l’Église depuis le supplice du chevalier de La Barre. L’Examen critique des apologistes de la religion chrétienne a relancé un débat qui mêlait les thèses déistes ou théistes, panthéistes et athées. D’Holbach y fait la synthèse de tous ces écrits et oriente la réflexion dans une perspective radicalement matérialiste. Il discute en outre les preuves de la révélation et condamne la politique temporelle des papes, selon lui responsables au premier chef d’une théorie ininterrompue de guerres et d’asservissement des populations. Son Système de la Nature, véritable bible du matérialisme français, paraît alors et réduit l’univers à un gigantesque mécanisme exclusivement déterminé par la matière, dont le mouvement est réglé par la causalité. L’ordre du monde n’a pas besoin de divinité : il obéit à l’essence des choses. Seules la peur et l’ignorance ont engendré l’idée d’un dieu. La religion n’est qu’un astucieux montage entièrement au bénéfice du clergé et des princes, qui appuient leur pouvoir sur elle. Ces idées nourrissent les Recherches de Pommereul, dont l’ouvrage sera plus d’un demi-siècle une référence dans les milieux philosophiques et connaîtra de nombreuses rééditions. Il donnera dans le même sens, en 1786, des Étrennes au clergé de France, ou Explication d’un des plus grands mystères de l’Église, un ouvrage qui motivera sa proscription au retour des Bourbons !
En 1783, il avait publié le Manuel d’Épictète, précédé des réflexions sur ce philosophe et sur la morale des stoïciens, ainsi que des Réflexions sur l’Histoire des Russes.
Il s’intéresse à tout en vrai philosophe : aux travaux publics, à la minéralogie, à la politique et l’histoire, à la médecine (Des chemins et des moyens les moins onéreux au peuple et à l’État de les construire et de les entretenir, 1781 ; Observations sur le droit de passe, proposé pour subvenir à la confection des chemins, 1796 ; Vues générales sur l’Italie et Malte dans leurs rapports politiques avec la république française, et sur les limites de la France à la rive droite du Rhin, 1797 ; Campagne du général Bonaparte en Italie, 1797), aux beaux-arts, à l’archéologie (L’Art de voir dans les beaux-arts de Milizia, traduit de l’italien, 1798 ; Mémoire sur les funérailles et les sépultures, 1801 ; Essai sur l’histoire de l’architecture, précédé d’observations sur le beau, le goût et les beaux-arts, extraits et traduits de Milizia, La Haye, 1819).
Poète à ses heures, il imite le sulfureux et caustique Martial et donne ses œuvres dans différentes revues, participe au Dictionnaire géographique et historique de Bretagne d’Ogée, à l’Encyclopédie Méthodique (droit et politique, économie), au Dictionnaire des sciences morales, économiques et diplomatiques de Robinet, à la Clef du cabinet des souverains… Il correspond avec Chateaubriand, Balzac…
Il est un de ceux qui considèrent qu’un culte est nécessaire pour fournir aux citoyens les bases d’une morale publique, nécessaire à la préservation de l’idée républicaine.
Ce besoin d’une nouvelle religion qui s’était fait sentir dès les difficultés rencontrées par la Constitution civile du clergé, en 1791 et qui avait donné lieu à plusieurs tentatives dans ce sens, se renforce après le 9 Thermidor : un renouveau de la religiosité se fait sentir, les églises se remplissent à nouveau, de nombreux prêtres réfractaires rentrent en France, une floraison de nouvelles religions comme la religion naturelle du club du Panthéon, le culte des adorateurs de Daubermesnil, ou le culte social de Benoist-Lamothe dont parle l’abbé Grégoire dans son Histoire des sectes se développent.
Le franc-maçon Jean-Baptiste Chemin-Dupontès (1760-1852), publie le Manuel des théoanthropophiles dans lequel il donne la définition suivante : « Les théophilanthropes croient à l’existence de Dieu et à l’immortalité de l’âme. […] Ces deux vérités sont nécessaires à la conservation des sociétés et au bonheur des individus ». C’étaient là les deux principes de cette religion naturelle dont avait récemment parlé avec grand succès Volney et qui prêchait le respect des devoirs envers les semblables et la société, des vertus parfaitement nécessaires à la république.
La première réunion des « Amis de Dieu et des hommes » se tient à Paris le 15 janvier 1797. Les cérémonies ont lieu en l’église Sainte-Catherine, mise à la disposition de Chemin-Dupontès par Valentin Haüy, le directeur de l’Institut des aveugles. Le parti républicain suit avec beaucoup de sympathie cette tentative d’une religion simple, sans hiérarchie ni sacerdoce (mais avec dogmes et sacrements), prêchant la tolérance et désireuse de restaurer chez les adversaires du catholicisme les principes d’ordre et de morale. Dupont de Nemours, Creuzé-Latouche, Bernardin de Saint-Pierre, Mercier, David, Chénier, Paine, Lecoulteux de Canteleu et Pommereul en sont immédiatement les adeptes actifs. Le 12 floréal an V (1er mai 1797), La Révellière-Lépeaux, un des directeurs, lit à l’Institut des « Réflexions sur le culte, sur les cérémonies civiles et les fêtes nationales » et se proclame protecteur de la théophilanthropie. Les théophilanthropes obtiennent alors de partager avec les catholiques les lieux de culte parisiens.
Pourtant l’engouement devait être de courte durée : avec l’établissement de l’éphémère culte décadaire au début de l’an VII (octobre 1798), il n’y a plus de place pour la théophilanthropie. Le culte civique, l’instruction civique, l’emportant sur la religion naturelle. Le pouvoir met fin à ses activités publiques par un arrêté du 12 vendémiaire an X (septembre 1802), puis le culte est interdit en tout lieu en mars 1803. Pommereul qui avait été associé aux débuts de la théophilanthropie considère d’ailleurs très vite le mieux fondé du culte décadaire et s’éloigne – comme de nombreux enthousiastes de la première heure – d’un mouvement qui avait tendance à s’enfoncer dans un certain sectarisme… et qui – il faut bien le dire – menaçait les carrières.
Un contemporain, dont les jugements ne sont jamais indulgents, le général Thiébault, parle dans ses Mémoires du baron de Pommereul en ces termes « Quant au général Pommereul, ce que j’avais appris de ses travaux scientifiques et littéraires, des missions qu’il avait remplies, de sa capacité enfin, était fort au-dessous de ce que je trouvai en lui. Peu d’hommes réunissaient à une instruction aussi variée et aussi complète une élocution plus nerveuse. Sa répartie était toujours vive, juste et ferme, et, lorsqu’il entreprenait une discussion, il la soutenait avec une haute supériorité, de même que, lorsqu’il s’emparait d’un sujet, il le développait avec autant d’ordre et de profondeur que de clarté ; et tous ces avantages, il les complétait par une noble prestance et une figure qui ne révélait pas moins son caractère que sa sagacité. C’est un des hommes plus remarquables que j’aie connus. »
L’autre François-René, l’immortel, Breton comme Pommereul, Chateaubriand, l’a bien connu et son jugement est tout aussi positif, même s’il se laisse peut-être aller à une légère ironie : « Pommereul sous l’Empire, a joui d’une sorte de renom par sa haine pour la noblesse. Quand un gentilhomme s’était fait chambellan, il s’écriait, plein de joie : « Encore un pot de chambre sur la tête de ces nobles ! » Et pourtant, Pommereul prétendait, et avec raison, être gentilhomme. Il signait Pommereux, se faisant descendre de la famille Pommereux des lettres de madame de Sévigné. »
Il eut affaire à lui à propos de son Essai sur les Révolutions, mais ne lui en tint aucune rancune. Sa sœur avait cédé aux Pommereul son château de Marigny : « Marigny a beaucoup changé depuis l’époque où ma sœur l’habitait. Il a été vendu et appartient aujourd’hui à MM. De Pommereul, qui l’ont fait rebâtir et l’ont fort embelli », note-t-il dans ses Mémoires.
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