En feuilletant les Œuvres mêlées du philosophe de Sans-Souci, Nouvelle édition, 1760, Berlin, et en conclusion à la notice sur Maupertuis quelques vers de deux Épître(s) à Maupertuis (Tome II, p.101 et 110 ; les poèmes de Frédéric II adressés au savant sont nombreux !)
Dans la première, en introduction, le roi décrit les pays allemands avant l’arrivée du « héros » :
Dans ce climat stérile et naguère sauvage,
De nos grossiers aïeux, des antiques Germains
On suivait bonnement l’ignorance et l’usage;
La subtilité des plus fins
Était la force et le courage,
Nous étions tous peu délicats,
Et la nature peu féconde
Produisait, pour tout bien, du fer et des soldats.
Dans ce pays, voisin d’un des pôles du monde,
Les Muses, de leurs pas divins,
Ne firent qu’un très-court passage,
Quand Cypris, un beau jour, y guida vos destins;
Porter le jour au Nord, instruire les humains,
Ce fut votre divin ouvrage,
Et la nature avait besoin d’un sage
Pour nous interpréter ses sublimes desseins.
Le laurier d’Apollon, transplanté par vos mains,
Et cultivé sur ce rivage,Nous fit naître l’espoir de revoir en cet âge
Ressusciter les arts des Grecs et des Romains.
Le luth d’Anacréon, le compas d’Uranie,
Les sombres profondeurs de la philosophie,
Toutes les fleurs et tous les fruits
Chez vous se trouvent réunis.
Pardon à votre modestie :
Tant de sortes d’esprit, tant de talents divers
Réveillent ma muse endormie;
Je ne puis plus m’en taire, il faut que je vous die,
Et par ma prose et par mes vers,
Que vous valez tout seul toute une académie.
On ne peut être plus admiratif. Or Frédéric, même dans sa jeunesse, ne pratiquait guère la flatterie, si ce n’est envers les éphèbes qu’il souhaitait conquérir… De là à penser que Maupertuis qui ne comptait plus les conquêtes féminines ait pu éveiller cher le jeune roi une passion qui dépassait l’admiration pour le savant… La suite de l’épître est à ce propos assez curieuse.
Le poète royal évoque en effet avec tristesse la santé chancelante de cet homme exceptionnel et conjure la Destinée de le sauver d’un trépas toujours menaçant. La situation de Maupertuis, entouré du « funèbre cortège » des « enfants d’Hippocrate » sert alors de point départ à une réflexion sur la fragilité de la machine humaine dans une perspective que n’aurait pas désavouée La Mettrie : « tissu de fibres diaphanes/de futiles ressorts, de débiles organes », « Étui ridicule » en bref « frivole ouvrage » d’un dieu qui se moque de sa créature.
Un espoir toutefois au plus profond de ces amères constatations : l’Amour, qui permettrait à cette faible créature de transcender sa nature car alors « Le débile et rampant insecte / pense que son corps est d’airain »…
Mais ce n’est là aussi qu’une illusion :
Douce erreur, flatteuse chimère,
De votre peu de savoir-faire
Mon esprit n’est plus entêté;
Revenu de ma folle ivresse,
Le rêve disparaît et l’enchantement cesse,
Tout fait place à la vérité.
Le palais enchanteur où m’attirait Armide[1]
Est par l’expérience au juste apprécié :
Plaisirs, vous ne pouvez ni remplacer le vide,
Ni tranquilliser l’amitié.
Non décidément, le savant breton ne sera jamais qu’un ami !
Quelques poèmes plus loin, Frédéric pleure une nouvelle fois son Président retourné à Paris « au centre de la politesse », « caressé par une duchesse »[2]. Une consolation toutefois : Maupertuis a épousé une Allemande :
Que la France sera jalouse
Qu’hymen, par le choix d’une épouse,
Ait fixé vos vœux à Berlin!
Et il imagine les réactions et les commentaires de Françaises vexées de voir que le grand homme ait pu leur préférer une étrangère.
Puis il suit en songe Maupertuis à Paris : l’Académie des sciences avec Fontenelle et ses compagnons de Laponie, les illustres Clairaut et Mairan[3], l’Académie Française avec Voltaire qui « en est l’ornement, le lustre », le théâtre et tous les plaisirs, un roi favori du destin…, et le supplie tout de même de ne pas oublier Berlin et ses « plaintes d’orphelin » !
Il lui rappelle en effet combien l’Académie de Berlin est vide sans sa présence, absolument inoffensive face aux ennemis de la vraie philosophie qu’il incarne :
Telle qu’on voit, dans un jardin,
La rose manquant de rosée
Se flétrir dès le lendemain,
Tel ce corps, sans votre présence,
Dans les langueurs de l’indolence
S’achemine vers son déclin.
Lorsqu’un berger sage et fidèle
Sait quelques loups dans son canton,
Abandonne-t-il ses moutons
A leur dent vorace et cruelle?
Et vous, qui fîtes soulever
Les argumenteurs, les sophistes,
Tous les professeurs monadistes,
Criant partout pour nous braver,
Et que, dans l’obscurité sombre,
Ils ferraillent encor dans l’ombre,
Qu’on entend partout disputer,
Distinguer, prouver, réfuter,
Et pérorer des gens austères
Du style aigre des harengères;
Dans l’acharnement du combat
De tous ces cuistres à rabat,
Vous quittez ces champs de batailles,
Et fuyez en poste à Versailles,
Pour respirer votre air natal.
Mais ce séjour parisien peut se révéler dangereux à deux niveaux : les Parisiens ne manqueront pas de porter ombrage à un savant vivant à Berlin et confronté à tant de « beautés » et de « biens » sous un roi favorisé par la fortune comme Louis XV, Berlin risque de lui paraître fade et le pousser à ne pas revenir ! Il lui conseille alors de brûler l’étape parisienne et tous ses charmes pour rejoindre un pays plus en rapport avec l’Allemagne, moins dangereux et plus « naturel », un pays qui ne fera pas paraître l’Allemagne inférieure : la Bretagne !
Suivez mes avis salutaires,
Allez retrouver vos corsaires
Dans votre port de Saint-Malo.
C’est là que mon esprit sans crainte
Et sans alarmes vous saura;
Je n’appréhende point l’empreinte
Que sur votre cerveau fera
L’éloquence grossière et plate
Et l’atticisme d’un pirate,
Fût-il le fils du Gay-Trouin,
Demi-homme, demi-marsouin;
Car mon amour-propre se flatte
Que Saint-Malo devant Berlin
Baisse le pavillon à plein.
Dans ses lettres à Bernoulli (bibliothèque de Bâle), Maupertuis confiera qu’une trop longue période sans l’air du pays lui est inconcevable, et, quasiment chaque année, il retournera (parfois par des itinéraires compliqués et longs à cause des guerres) retrouver la Bretagne pour de nombreuses semaines !
[1] Armide (en italien Armida) est une héroïne du Tasse, une magicienne musulmane aimant le croisé Renaud (Rinaldo) son ennemi et tentant de le retenir par des enchantements.
[2] Maupertuis quitte Berlin pour Paris le 30 septembre 1748. Il s’est marié le 28 octobre 1745 avec Catherine-Eléonore de Borcke, dame d’atour de la Reine-mère, et fille du ministre d’Etat Gaspard-Guillaume de Borcke.
[3] Maupertuis, Clairaut, Camus, Le Monnier et l’abbé Outhier allèrent à Tornéa (Amérique du Sud), en 1736, mesurer un degré du méridien. Dans le même but Godin, Bouguer et La Condamine partirent pour Quito, le 16 mai 1735.
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