En relisant Xavier Grall et Per-Jakez Hélias, le « vagabond dévergondé » et « Ach, cher professeur »

« Trimez les travailleurs ! Humanité molle, stupide. Peuples de singes. Je ne suis pas de vous. Je dédaigne vos épouses gluantes de plaisirs dérisoires.

Société de cloportes et de syndicats. Dominations anonymes. Revendications cantinières. La vie n’est pas là. Seulement sur les hauteurs. »

J’avais un peu tiqué dans ma chambre de HLM en lisant ces phrases et quelques autres d’ailleurs du livre de Xavier Grall, qui faisait alors fureur, Le Cheval couché. Mon plaisir avait été un peu gâché, car si j’avais applaudi à pas mal de passages du livre comme cette critique lyrique, nerveuse, rageuse et non dénuée d’humour qu’il fait du jacobinisme français, si j’étais emballé par ce style véhément, ces idées ouvertes sur tous les demains qui chantent pour une Bretagne qui se réveillerait enfin de son long sommeil de Belle au Bois Dormant au son des imprécations de ce voyant volubile et talentueux et des quelques-uns qu’il citait à la fin de son livre, Morvan Lebesque (dont le livre ne m’avait étonnamment pas convaincu – j’ai évolué depuis), Youenn Gwernig, Alan Stivell, Alain Guel,… j’avais aussi été fâché de son jugement à l’emporte-pièce sur Kirjuhel, que je considérais personnellement comme un bon chanteur engagé et pas du tout comme le prétendait Grall, une créature d’Eddy Barclay, une pâle figure du show-biz. Il est vrai que j’étais encore dans l’ambiance du conflit du Joint français de Saint Brieuc qui avait fait date et suscité une gigantesque vague de solidarité en Bretagne. C’était un peu dommage, mais comme ces nuages qui peuvent traverser momentanément l’azur de l’été, ma déception avait été passagère ou plutôt, je m’étais refusé de lui prêter trop d’attention. J’aimais bien Grall et ce qu’il écrivait me plaisait, sa virulence, sa virtuosité d’écrivain et d’ancien journaliste, son côté provocateur. Sa gueule aussi – « Avec ta gueule de Breton ».lui disaient ses collègues journalistes parisiens – : ce visage émacié et ces yeux de feu, ces long cheveux, le négligé de son apparence, tout cela faisait que l’ « Indien », comme il se qualifiait lui-même exerçait sur moi comme sur d’autres copains du Brestois, ce bistrot « de gauche » du haut de la place Saint-Michel à Rennes, non loin de la librairie Breizh, une véritable fascination.

J’avais bien entendu lu Le Cheval d’orgueil d’Hélias. Je n’y avais pas vu toutes les critiques que Grall lui portait. Le bouquin m’avait même passionné. J’y avais découvert une Bretagne inconnue à moi le gosse des HLM de Maurepas dont les parents ressemblaient davantage à ceux que Grall vouait aux piloris qu’aux parents et grands-parents de Per-Jakez : orphelins ou enfants naturels, ouvriers sans qualification, ils ne parlaient ni breton ni gallo et leur connaissance de la Bretagne, de son histoire et de sa culture s’arrêtait à quelques refrains de Botrel, au goût du cidre, des galettes-saucisses et du beurre-salé.  L’étudiant que j’étais tout de même devenu avait même trouvé que « Le nouveau testament » qui clôt le livre n’était pas aussi négatif que le prétendait Grall. Je m’étais seulement un peu ennuyé en lisant ce livre dans lequel, Per-Jakez, le conteur chaleureux, cède trop souvent la plume à Pierre-Jacques, l’agrégé, mais j’avais sauté les passages un peu longuets et m’étais accommodé du livre. Ce n’était certes pas la fulgurence de Xavier Grall qui vous emporte dans un galop un peu chaotique du début à la fin, vous abandonnant ensuite un peu fourbu, dans un kaléidoscope d’images et de pensées, c’était une marche un peu lourde, nécessitant des étapes et des pauses… ce n´était pas non plus – pour reprendre le titre du chapitre central – « Gémissant et pleurant », non ! seulement une présentation sensible et émue d’un passé révolu, fondement, peut-être, de la Bretagne (moderne) à venir.

Je viens de relire ces deux livres. Le talent de Xavier ne m’impressionne plus guère : la démarque phraseuse en plein d’endroits des Illuminations voire de Bateau ivre de quelqu’un qui n’aurait pas vu que ces ouvrages sont d’abord la chronique d’un échec annoncé! La véhémence de Grall ne me touche plus guère : l’accumulation et la phrase nominale comme figures de style, en veux-tu ? en voilà ! Là où Rimbaud le voyant avec une grande économie de mots et d’images exprime ses rêves et ses espoirs, ses craintes aussi, Xavier Grall répète, comme un bateleur, redit, surenchérit, cherche trop à l’évidence l’originalité.  Quant aux idéeselles ne surnagent pas beaucoup de cette logorrhée fatigante : Grall se contente de proclamer les lendemains qui chantent sans en révéler la substance et il se perd dans des contradictions qui jadis ne m’avaient pas surpris parlant de la Bretagne et n’évoquant quasiment que la partie bretonnante du pays (quand il reproche à Hélias de s’en tenir à la « Bigoudénie », d’être « un écrivain cantonal »), parlant de l’Argoat et de l’Armor, des paysans et des marins, mais oubliant (ou méprisant) le peuple des villes, les prolétaires, qui ne sont pas nés avec l’exode rural mais qui erraient bien avant dans les campagnes. Mes malheureux ancêtres peuvent en témoigner ! À plusieurs reprises, Grall se présente d’ailleurs, lui et les pairs qu’il adoube, comme l’ « aristocratie » de la chose bretonne ! Gare la piétaille ! Assurer comme il le fait, que la Bretagne est le pays par excellence de la poésie et que nulle part ailleurs il n’y aurait autant de poètes ni de chanteurs pouvait enthousiasmer et faire vibrer le jeune homme que j’étais et qui s’essayait lui aussi à écrire, mais avec un peu de recul, on voit toute l’exagération, le vide de telles paroles. J’ai vécu en Alsace, en Westphalie, dans le Pays de Bade, en Occitanie, en Corse : partout après 68 j’ai pu observer le même phénomène et cette poésie qui éclatait en tout lieu tenait moins à des conditions « ethniques », à un génie « national » particulier qu’à des circonstances de vie nouvelles, à un besoin de parler, de dire et de se dire, de contester (pour la France) un centralisme étouffant, de réaffirmer ses différences et de crier ses solidarités…

Bien sûr, certains passages m’ont encore fait plaisir comme cette satire des fêtes de Quimper, du folklore au mauvais sens du terme : Grall possédait au plus haut point l’art de la satire, c’est ce qui faisait que nous, les jeunes, lecteurs par ailleurs passionnés de Hara-Kiri,appréciions chez lui.

Sa critique du « professeur » Hélias m’a semblé plus surfaite aussi, allant parfois jusqu’à la charge ad hominem ou l’affirmation sans intérêt : « ma chance est d’avoir vingt ans de moins que vous » (ce qui était d’ailleurs loin d’être exact, mais les symboles ont besoin de chiffres ronds). On dirait même par instants qu’il en veut à celui-ci d’avoir utilisé le premier des remarques que lui-même redonne alors sous un éclairage légèrement différent…

En revanche, ma réception du Cheval d’orgueil n’a guère changé. Le livre me paraît toujours aussi solide et… un peu ennuyeux. Je n’y vois toutefois toujours pas trace de cette larmoyance que déplore Grall, tout juste une nostalgie, légitime, et qui ne ferme pas la porte à un avenir moderne fier ou conscient de son passé. Le seul reproche que je lui ferai, c’est d’avoir accepté qu’on fasse un film de son livre, ce mauvais chromo, mais il est vrai qu’il devait être difficile de résister à la gloire cinématographique surtout quand un metteur en scène comme Claude Chabrol vous sollicite !  Dans la foulée, j’ai relu cette défense et illustration de lui-même qu’a rédigée Per-Jakez Hélias : Le quêteur de mémoire, une armure d’acier contre les flèches que lui avait décoché Xavier Grall. Loin d’être l’auteur passéiste, le fossoyeur de la culture bretonne dont il a été accusé, il se révèle en avoir été tout au contraire un défenseur acharné pas seulement en paroles, mais aussi en actes. Si on peut mal comprendre ou ne pas partager son attachement aux fêtes bretonnes qu’il a organisées (que Grall dénigre au nom d’un folklore falsificateur), il n’y voit jamais une fin en soi mais ce qu’on appellerait aujourd’hui des opérations de communications permettant d’aller plus loin et plus en profondeur. Il faut relire ce livre important même si le style du professeur est parfois rebutant.

Grall a été un temps le recours de la jeunesse révoltée, car on voyait dans cette « gueule de Breton », qui avait quitté Paris et une carrière probable, un modèle, un maître à penser ; le visage rondouillard de Per-Jakez, sa casquette, sa pipe ne permettaient pas la même identification. Il ressemblait trop aux « pères » ; son côté petit bourgeois, son calme, ses diplômes le disqualifiaient auprès de cette jeunesse. À tort, car on oubliait que l’habit ne fait pas le moine et Hélias n’était pas que « Jakez l’ancien » ou un agrégé «  le postérieur confortablement calé dans une chaire de faculté » comme ironisait Xavier…

En bref, cette querelle britto-bretonne a été tout de même essentielle car elle a permis de reposer sur le plan des idées la question bretonne que des chanteurs et musiciens, des bardes, comme Stivell, Glenmor ou Servat avaient popularisée, relancée d’abord sur le plan de la sensibilité et de l’émotion. Oui la Bretagne a une histoire qui dépasse celle des princes et des ducs, de châteaux et des manoirs. Oui la Bretagne s’intègre au monde celtique trop longtemps ignoré. Oui le passé est important et doit être mieux connu mais sans fermer les yeux à l’avenir, en intégrant ce que la modernité nous propose de mieux. Oui la Bretagne a une personnalité malgré sa diversité mais elle doit être ouverte sur le monde et ouverte au monde. Oui la Bretagne doit défendre son intégrité et ses paysages, ses ressources menacés par les exactions du libéralisme économique qui fait passer les vessies pour des lanternes à des groupes humains qui ne croient plus avoir d’autre choix. Assez d’une Bretagne transformée en un « open-field » démentiel, aux exploitations surdimensionnées réifiant tout, hommes, animaux, ressources naturelles…

On peut se poser la vieille question du cours de philo de notre jeunesse, Nature ou Culture, reformulée par les existentialistes :L’essence précède-t-elle l’existence ? La Bretagne est-elle après tout « essence » ou « existence » ? À moins de tomber dans ces aberrations qui utilisent la génétique pour déterminer qui est Breton ou Celte (quel pourcentage choisir ? De qui sommes-nous alors parents ? quels sont les gènes quoi font le Breton ?…), aussi longtemps que la mémoire peut remonter, elle est évidemment d’abord existence, chaque peuple ayant apporté sa pierre à l’édifice, les Celtes particulièrement. Nos artistes (écrivains, chanteurs, musiciens, architectes, peintres, sculpteurs…), disent à la fois la Bretagne qui existe et donnent l’image de ce qu’elle sera. Peu importe qu’ils soient nés ici ou ailleurs. Droit du sol ? Droit du sang ? C’est cette idée de « droit » qui nous gêne ! On peut bien en tirer quelques conséquences sur une discutable identité bretonne, conséquences qui sont libératrices puisque celle-ci ne peut être essentiellement qu’en devenir. Chaque jour. Sans oublier que dans ce terreau, tout bois peut prendre racine.

Xavier Grall écrivait aussi cette phrase sur laquelle il faudrait méditer : «  Le rêve est peut-être la clef de notre permanence. »

Pour ceux qui ont oublié :

Xavier Grall (*22. Juni 1930 à Landivisiau; † 11. décembre 1981 à Quimperlé) a été journaliste, poète, dramaturge, écrivain… Marqué par une éducation catholique stricte (internat du Kreisker à St Pol – la figure du Christ revient étrangement à trois reprises dans Cheval couché !), il subit un second traumatisme quand il est appelé en Algérie. Cette France bigote et colonialiste le révulse et il le fait savoir à Paris, où il travaille et écrit avant même de se retourner vers ses origines bretonnes. Il prend alors parti pour certains mouvements séparatistes, tourne le dos à Paris pour retrouver la Bretagne et prendre une part très active au renouveau des années 70-80. Il s’éteint très jeune encore des suites d’un emphysème.

Son œuvre littéraire est d’abord marquée par son expérience de la guerre d’Algérie mais très vite, la Bretagne hante tous ses textes, poésie, romans, essais.

Il est un écrivain pugnace, rude qui se bat pour une Bretagne qui devrait se définir librement dans le cadre de l’ « héritage celtique ». Malgré tout, Grall se situe surtout au-dessus de la mêlée et comprend son rôle comme étant celui du barde devant indiquer les voies à prendre et s’en tenant à une conception assez mystique de la Bretagne et de l’âme bretonne (relire son rêve dans Cheval Couché). Ses derniers textes illustrent une poésie plus libre, moins prisonnière de son tempérament satirique ou combatif. Il parvient alors à une poésie simple et sincère, souvent très prenante et de nombreux chanteurs bretons utiliseront ses œuvres.

On lira ou relira en particulier :

James Dean et notre jeunesse. Paris, Les Éditions du Cerf, 1958.

La génération du djebel. Paris, Les Éditions du Cerf, 1962.

Africa blues. Paris, Calmann-Lévy, 1962.

Le rituel breton. Sarcelles, Le Ponant, 1965.

Keltia Blues. Éditions Kelenn, 1971.

Glenmor. Seghers, 1972.

La Sônes des pluies et des tombes. Éditions Kelenn, 1976.

Rires et pleurs de l’Aven. Éditions Kelenn, 1978.

Solo et autres poèmes. Éditions Calligrammes, 1981.

Genèse et derniers poèmes. Éditions Calligrammes, 1982.

L’inconnu me dévore. Éditions Calligrammes, 1984.

Et bien sûr ses œuvres qui permettent de mieux le connaître :

Chroniques de l’Indien I et II. Éditions Calligrammes, 1995 und 1996.

Mémoires de ronces et de galets, 2002. Éditions An Here, 2002.

« Au nom du père », dans La Vie. Éditions An Here, 2003.

Enfin:

Mikaela Kerdraon,  Xavier Grall. Une sacrée gueule de Breton. Éditions An Here, 2000.

Yves Loisel,  Xavier Grall. Biographie. Éditions Le Télégramme, 2002.

Pour connaître la vie de Pez-Jakez Hélias, on lira les deux ouvrages cités dans cette notice et on se reportera aux nombreux articles qui le concernent. Sa bibliographie est trop importante pour être indiquée ici. Un roman m’a particulièrement marqué : Le piéton de Quimper(1994).

Tous droits réservés François Labbé.

Enregistrer

Enregistrer