Imaginons…
Nous sommes à Rennes, en décembre 1720, le 23. Un froid sec étreint la ville. Noël approche et les églises se préparent à fêter la naissance du Christ. Rennes est une très vieille cité. Son centre est un entrelacs de rues étroites aux masures de bois qui se rejoignent presque au pignon des toits laissant à peine passer l’avare lumière qui échappe au ciel. La nuit tombe rapidement. Henri Boutrouel menuisier et ivrogne patenté, que tout le monde appelle malicieusement La Cavée, a allumé une chandelle pour éclairer son échoppe de la rue Tristin. Il a vidé, comme chaque jour, plusieurs pichets de cidre et se dirige vers un trou dans le mur pour y déposer la chandelle, lorsque sa femme, Guillaumette, entre dans ce trou noir. Elle voit que son homme a encore bu plus que ce qu’il n’a gagné. Une dispute éclate, Henri trébuche et la chandelle tombe sur un tas de copeaux. Les flammes explosent quasiment. Le feu se répand partout, à grande vitesse. Le couple effaré s’enfuit en hurlant. L’atelier et la maison sont la proie de flammes qui se jettent sur les habitations voisines. On hurle dans la rue, on va chercher des baquets, des badauds s’approchent mais le feu progresse et remonte la ville vers la porte Saint-Michel. Le glas affole les clochers. En quelques heures, c’est toute la ville qui semble vouloir s’embraser et qui s’embrase. Les gens fuient vers la ville basse, vers les quais de la Vilaine, l’air est irrespirable.
Un enfant, Léger-Marie Deschamps, qui va avoir ses cinq ans le 10 janvier 1721, est réveillé en sursaut par sa mère, Élisabeth Le Bail, qui exerce le métier de mercière dans une échoppe d’une ruelle perpendiculaire à la rue Tristan. Il n’a qu’une chemise sur lui en cette nuit froide et, sur le pas de la porte de la mercerie, il voit ces énormes flammes qui, à quelques dizaines de mètres lèchent les toits, tordent les maisons comme si elles n’étaient que fétus de paille. Il n’entend ni la rumeur, ni les cris ni les craquements sinistres des façades qui s’écroulent. Il est là, paralysé. Élisabeth est déjà loin de la fournaise avec ses huit frères et sœurs lorsque Claude Deschamps, son père, qui possède la charge de sergent royal, c’est-à-dire d’huissier au présidial de Rennes, remarque son absence et se précipite pour le chercher. Il était temps : la mercerie brûle à son tour et la ruelle est quasiment impraticable.
Sur les bords de la rivière, personne ne s’assoit. Dans un silence troublé par quelques gémissements et la course affolée de ceux qui remontent à bout de bras les seaux d’eau de la rivière, enveloppés dans le ronflement formidable de l’incendie, les Rennais regardent leur ville brûler. Des larmes coulent. Léger-Marie, les yeux écarquillés, ne peut se détacher du terrible spectacle…
Peu de Bretons savent que cet enfant deviendra un des plus extraordinaires philosophes du XVIIIe siècle, un philosophe dont les idées étaient tellement audacieuses que les sommités philosophiques établies auxquelles il s’adressera seront tellement troublées qu’elles ne souhaiteront pas se compromettre davantage ! D’autres philosophes plus tard, lui rendront hommage, sur sa réputation, car il faudra attendre la fin du XIXe et surtout le XXe siècle pour commencer à connaître son œuvre.
En effet, la vie reprend au milieu des ruines qu’on mettra des années à déblayer et des travaux de reconstruction qui ne pourront commencer qu’en 1726 pour se poursuivre près de trente ans.
Léger-Marie est inscrit au célèbre collège des jésuites où il poursuit une scolarité sans histoire. Le 8 septembre 1733, il entre chez les bénédictins mauristes en l’abbaye Saint-Melaine, et un an plus tard, il quitte la Bretagne.
Dom Deschamps complète sa formation intellectuelle dans plusieurs maisons de la congrégation de Saint-Maur, en Touraine et en Anjou, à l’abbaye de Marmoutier et à celle Saint-Julien de Tours, où il collabore aux travaux d’historiographie de la Touraine (Collection de Touraine).
Cette période de sa vie (1743-1747) est importante, car il est confronté à l’histoire des lois et consigne les excès de cette société, les ignominies commises et autorisées, ces hommes qui vendent leur frère ou leur sœur par exemple, les corvées exorbitantes, le système punitif des règles cénobitiques auxquelles il accorde une attention particulière. Il est également archiviste, généalogiste, juriste et sa réputation devait être grande puisque les personnes en quêtes de leurs origines s’adressaient régulièrement à lui. On sait combien, sous l’Ancien régime, l’historiographie, la généalogie servent à établir et authentifier les droits dans les conflits d’intérêts que suscite la jungle des privilèges, des usements et des coutumes. L’« état de mœurs » dont il rêvera toute sa vie sera pour une part l’expression du refus de ces lois privées sur lesquelles reposent les sociétés et du système inégalitaire en droits et en biens qu’elles sous-tendent.
Il aurait commencé à s’intéresser à la philosophie au cours des années 1740 alors qu’il est revenu en Bretagne pour occuper les fonctions de procureur de l’abbaye de Quimperlé où il restera huit années. Cette période bretonne de réflexion a été celle où il a élaboré les grands traits de son système philosophique avec deux œuvres principales : les Observations métaphysiques et les Observations morales, système qu’il mettra au clair à son retour en Touraine. Il écrira à Rousseau en 1761 avec une grande confiance en soi : « La vérité est la chose du monde la plus simple, mais comme nous sommes des êtres fort éloignés du simple, par la mauvaise tournure qu’a prise notre état social, sa découverte m’a coûté bien des années de réflexion, et j’ai noirci plus de deux rames de papier pour parvenir à faire un ouvrage peu volumineux. Je jouis aujourd’hui de mon travail, car je vois que ce qui m’a coûté beaucoup est si bien démontré, et rendu d’une façon si convaincante, qu’il coûtera peu aux autres ».
Les seules publications qu’il s’autorisera – sous le couvert de l’anonymat – seront les Lettres sur l’esprit du siècle (1769) et La voix de la raison contre la raison du temps (1770) qui permettent de dater deux moments de sa pensée.
En 1757, il est nommé secrétaire du chapitre et procureur du prieuré Saint-Pierre de Montreuil-Bellay dans le Saumurois où il est chargé de l’intendance et de la gestion des biens. Son « petit moutier », qui ne comptait que quatre religieux, sera une retraite idéale puisqu’il disposera de suffisamment de temps pour poursuivre son œuvre philosophique sans toutefois négliger ses fonctions. C’est dans ces années qu’il fera la rencontre décisive de sa vie, celle du marquis Marc-René de Voyer d’Argenson (1722-1782), héros de Fontenoy et philosophe dans l’âme.
Celui-ci reconnaîtra immédiatement dans ce moine un esprit frère, une intelligence prodigieuse et un manieur d’idées incomparable. Il lui offrira son amitié, son admiration et sa protection.
Les deux hommes se sont vraisemblablement rencontrés en 1759 au château des Ormes, résidence des d’Argenson, non loin de Montreuil-Bellay et de l’abbaye de Noyers que fréquentait Dom Deschamps (un château décoré par le peintre François Valentin de…Guingamp). Au cours des dix dernières années de sa vie, il passe une bonne partie de son temps aux Ormes, s’occupant même de la gestion du domaine quand le marquis est en déplacement. La petite société qu’à la suite de son père ce dernier y accueille a été appelée « l’Académie des Ormes » : des académiciens, de philosophes, Moncrif, Voltaire y séjournent même si les Ormes doivent être aussi considérés comme un lieu d’exil pour un marquis dont le scepticisme, les fréquentations et les options sociales ne vont pas sans agacer le pouvoir. L’époque est difficile : guerre de Sept Ans, attentat de Damien en 1757, renvois de Machault et de d’Argenson, le père du marquis. Le pouvoir, alors en mauvaise posture, est moins bienveillant vis-à-vis des philosophes. L’édit d’avril 1757 prononce la peine de mort contre auteurs et imprimeurs de livres non autorisés ; Palissot attaque les philosophes avec ses Petites lettres sur les grands philosophes ; en 1758, Helvétius se rétracte dans l’affaire soulevée par son De l’Esprit. Après sa brouille avec Diderot, Rousseau va rompre avec la « coterie holbachique », avec les encyclopédistes, que d’Alembert abandonne également comme Duclos et Marmontel. En 1759, l’Encyclopédie est interdite par arrêt du Conseil d’État. Diderot s’accroche certes à l’œuvre de sa vie, mais renonce à rendre publics certains de ses travaux. Si d’Holbach traduit et publie, c’est sans se faire connaître et la réaction chrétienne prend de l’ampleur dans les années soixante. Voltaire s’installe à Ferney ; L’Émile est brûlé à Paris et à Genève où on voue également au feu Le Contrat Social…
Sur le plan de la pensée, comme de nombreux auteurs bretons de son époque (Kéranflec’h, André…), Dom Deschamps est resté marqué par Malebranche et demeure un métaphysicien convaincu (même si sa métaphysique est très particulière) tandis que la philosophie se veut alors avant tout empiriste, pratique. Un maître mot de la philosophie est celui de progrès, d’enrichissement. Dom Deschamps songe, lui, à un « état de mœurs » qui sera aussi un monde parfait, mais pour y parvenir, il ne voit qu’une solution aussi radicale que lorsque l’incendie de Rennes détruisit le labyrinthe de ruelles sinueuses et de bicoques du centre-ville pour laisser place à une cité tirée au cordeau par les soins de l’architecte Gabriel. L’« état de mœurs » doit naître d’une révolution complète et cartésienne au sens de la tabula rasa : « Il faudrait, pour y entrer, écrit-il dans ses Observations morales, brûler non seulement nos livres, nos titres et nos papiers quelconques, mais détruire tout ce que nous appelons les belles productions de l’art».
On peut penser que l’enfant de quatre ans avait été marqué par le terrible incendie de Rennes, et on peut se dire que cet événement n’est pas pour rien dans sa vocation de nouvel Érostrate qui, sa vie durant, mettra le feu aux temples des idées reçues ? Il est un fait que la métaphore du feu, le verbe même « brûler » reviennent souvent dans ses écrits : « Jetons au feu nos vains fatras de lois », écrit-il ainsi dans ses Observations morales.
Pour imposer ses idées, il entend faire des adeptes et délivrer selon son expression « le mot de l’énigme métaphysique et morale ». Il ne se conçoit ni comme un songe-creux ni comme un utopiste et croit dur comme fer à la réalisation de son projet. Dès 1761, Deschamps peut, grâce à l’appui de son protecteur, commencer ses Tentatives sur quelques-uns de nos philosophes, au sujet de la vérité, tentatives qui n’ont pas pour but un simple échange philosophique, mais la conversion de ces philosophes à sa Vérité pour démultiplier et renforcer son message ! Mais cette « Vérité même », rebute la plupart des contemporains auxquels il a tenté de la dévoiler, parce qu’elle est trop inouïe, trop complexe dans ses formulations, trop radicale.
L’incendie purificateur dont il rêve doit tout effacer : le dieu personnel, la création, la famille, la société, la propriété, les préjugés sexuels… Pour convaincre, Deschamps s’appuie presque uniquement sur une suite d’enchaînements logiques structurant le Vrai système parce qu’il veut amener le lecteur à formuler les mêmes conclusions que lui !
Assez tôt, sa personnalité et ses idées sont assez fortes pour qu’il se présente comme le mentor du marquis. Dans ses lettres, il l’initie à son texte La Vérité ou le Vrai système et lui donne les conseils nécessaires pour bien comprendre sa philosophie. Ainsi, le 21 mars 1763, il lui écrit : « Je vous engage, […] à faire attention à l’accord […] entre le métaphysique et le moral ; à réfléchir à la preuve que je donne, dans mes Observations préliminaires, que la vérité est nécessairement faite pour l’homme et à bien voir, dans la démonstration que je donne de cette vérité, qu’elle ne nie aucun système, qu’elle les épure tous, et (ce qu’on ne s’était jamais imaginé) qu’elle consiste non seulement dans les contraires, mais dans les contradictoires ; qu’elle réunit non seulement ce qui est opposé, mais ce qui se nie dans toute la rigueur du terme ; et, conséquemment, qu’il répugne de toute répugnance qu’il y ait quelque chose qui ne soit pas elle, qu’elle ne soit pas tout ce qui est ». L’approche est complexe !
Le terme de prosélyte revient souvent sous la plume de Dom Deschamps ou celle de ses amis des Ormes, qui cherchent à convaincre les esprits leur semblant aptes à faire fructifier les germes de ce nouveau savoir et à le porter à l’extérieur. Deschamps pense qu’il faut toucher les grands esprits pour que ceux-ci entraînent ensuite les masses. Il s’ensuit une approche plus initiatique et confidentielle que didactique de la transmission de sa doctrine et la Société des Ormes – sur le plan de l’organisation, mais aussi de certaines idées – n’est pas sans faire penser à l’Illuminisme mis en place par Adam Weißhaupt en Bavière, jusque dans les surnoms dont s’affublent les membres comme le Breton Toussaint-Marie de Guéhéneuc qui porte le pseudonyme de Nazidore. Les disciples de Dom Deschamps évoquent d’ailleurs l’Ordre des voyants et cet ordre para-maçonnique est structuré en trois grades : les initiés (l’apprenti des loges) qui sont les lecteurs des manuscrits et des lettres de Dom Deschamps, les prosélytes (le compagnon maçonnique) qui ont pour mission de répandre la parole du maître et de rechercher les êtres susceptibles de les rejoindre et enfin les Omars (le maître) qui sont au plus près de la vérité et qui sont en même temps les copistes de l’œuvre, la copie étant le moyen de mieux pénétrer la pensée ardue de Dom Deschamps (« un Omar qui me copie à son profit », note-t-il).
En 1761-1762, il adresse ainsi une préface de son grand œuvre à Jean-Jacques Rousseau : « Si vous étiez certain, Monsieur, que cette vérité métaphysique tant cherchée jusqu’à présent, que cette vérité, qui explique tout, et sans laquelle point de morale incontestable, existe enfin, développée dans un manuscrit de peu d’heures de lecture, et que les mœurs qui en découlent nécessairement sont à peu près les mœurs auxquelles vous nous rappelez dans vos ouvrages, vous seriez vraisemblablement aussi envieux d’en prendre lecture que vous êtes digne de la connaître. » Mais Rousseau ne manifeste aucun empressement et se contente malignement de donner un avis d’esthète sur l’écriture de la préface, et d’arguer de … sa mauvaise santé.
Dom Deschamps correspond ensuite avec Helvétius (fin 1764). Celui-ci a lu des parties du manuscrit qu’il cherche à publier. L’auteur de l’Esprit le conjure de garder l’anonymat, et montre un intérêt prudent.
D’Alembert ne veut voir en lui qu’un « scotiste », ou un « spinoziste », c’est-à-dire un moine archaïque, dans la lignée du doctor subtilis, Jean Duns Scot (1266-1308), avec sa métaphysique. Au début de l’été 1769, Deschamps, se rend à Paris entre autres pour la publication de ses Lettres sur l’esprit du siècle et rencontre Diderot : « J’ai passé deux jours entiers avec le philosophe Diderot, l’un à Paris, l’autre à Saint-Cloud, et nous nous sommes quittés contents l’un de l’autre. Il m’appelait d’abord homme de bien, mais il a fini par m’appeler son maître. Il n’avait, comme bien d’autres, que des conséquences, mais il a actuellement des principes. D’Alembert, selon lui, est incapable de me saisir ; ainsi, laissons-là d’Alembert », confie-t-il au marquis de Voyer.
Diderot semble avoir été attiré par la pensée de Deschamps et se met d’ailleurs à écrire le Rêve de d’Alembert, mais la publication des Lettres sur l’esprit du siècle (août 1769), provoquera une réaction de colère de sa part puisque ce « gros bénédictin qui a tout à fait l’air et le ton d’un vieux philosophe » semble s’être métamorphosé en un ennemi qui attaque vivement le « parti philosophique » et l’Encyclopédie. Diderot est prêt à demander à M. de Sartine de faire condamner l’ouvrage, mais Dom Deschamps, qu’il reçoit, lui explique qu’il ne s’agit là que de la première étape d’une tactique devant amener progressivement le lecteur à son vrai propos, une sorte de propédeutique dans laquelle il prêche le faux pour en faire ressortir le vrai : l’adoption de son système philosophique. Il combat les Lumières pour couper l’herbe sous le pied des apologistes en les privant des arguments qu’ils utilisent contre les Encyclopédistes ! En réalité, s’il les attaque, c’est parce qu’elles ne sont pour lui que des demi-lumières et que son système n’admet pas les demi-mesures !
Diderot, peu convaincu semble-t-il, évitera désormais les contacts.
En 1770, Deschamps publie donc le second volet de son approche tactique : La voix de la raison contre la raison du temps dans lequel il s’oppose à la fois à la religion instituée et au Système de la nature du baron d’Holbach, publié sous le pseudonyme de Mirabaud. Si, dans le premier pamphlet, il a pris le contre-pied de l’athéisme prêté aux encyclopédistes et s’est donné pour un défenseur de la religion, dans ce second ouvrage il cherche à réduire à rien athéisme et religion par la référence à l’« athéisme éclairé » qu’il prône dans le Vrai système. Avec ces deux écrits, en bon dialecticien, Dom Deschamps veut créer une attente de son lecteur pour combler le vide qu’il vient d’établir. C’est dans cette situation d’attente qu’il pense lui présenter son système, qui devrait dépasser toutes les contradictions et s’imposer.
Un autre de ses correspondants, J.-B. Robinet, écrit à d’Argenson : « Son état de mœurs me plaît infiniment, mais j’en trouve sa venue difficile ; non pas pour vous, non pas pour moi ; mais parce qu’il faut pour l’établir un concours de personnes qu’il sera fort difficile de convaincre. Qui attachera le grelot ? ».
On dirait aujourd’hui qu’on lui reproche son idéalisme ou son « utopisme » et cela ne manquera pas de l’exaspérer.
Dom Deschamps a bien compris qu’en matière de métaphysique, il doit veiller à ne pas heurter. D’Argenson lui conseillera dans le même sens d’écrire une Réfutation courte et simple du système de Spinoza, puisqu’on l’attaque sur son scepticisme, ce qu’il fera en rédigeant quatre versions différentes entre mars et juillet 1766 « […] pour faire tomber les armes des mains de tout croyant, et pour donner aux mécréants ce qui leur manquait, la vraie raison de l’être, ou, plutôt, pour les préparer à cette raison ».
En 1770, il fait envoyer par son protecteur un exemplaire de la Voix de la Raison à Voltaire qui ne voudra y voir qu’un écrit antiphilosophique de plus.
Il faut replacer l’œuvre de Dom Deschamps dans la perspective d’un XVIIIe siècle « inquiet », d’une société à la croisée des chemins, bloquée, marquée par une disjonction importante entre les forces en présence, une société des contradictions dans laquelle les privilégiés, les riches, voire les moins riches savent pertinemment qu’il faut « abandonner » plus qu’une part du soi actuel pour progresser, mourir pour renaître autrement, mais ne parviennent pas à s’y résoudre.
On est certes à la recherche du bonheur (The pursuit of happiness, de Jefferson), mais seul un mieux possible paraît envisageable, la médiocrité au sens étymologique, le moyen terme entre « trop et trop peu », encore que la conscience d’être livré à la contingence vienne modérer même ce tiède espoir – le désastre de Lisbonne, les catastrophes qui s’abattent sur l’Europe sont là pour le rappeler.
Alors, que faire ? Maintenir le cap comme le fait Voltaire quand il publie son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations (1756), choisir l’univers des loges, ces sociétés en creux, virtuelles où se réinventent (parfois) en vase clos une autre sociabilité et une autre conception du monde ? Choisir l’utopie, l’invention d’une vie sociale fictive radicalement autre (la purgation par l’écriture : près d’une centaine de textes de ce genre au XVIIIe siècle !), mais ensuite ? Choisir le repli sur soi, l’exil intérieur, le désert ? Se rallier au pessimisme janséniste ?
Dom Deschamps – qui vit dans sa retraite, mais se déplace, qui possède « ses adhérents (se croyant) comme les prêtres, des personnages privilégiés, des personnes favorisées des lumières »), Dom Deschamps, malgré les apparences, semble avoir choisi une autre voie : un peu comme Morelly ou Mably, il associe une critique de la religion dans ses structures institutionnelles et dans sa pratique à une refondation de la société humaine à partir d’une recherche de l’unité perdue, du retour à la vraie nature seul susceptible de marquer la fin de l’« inquiétude ». Dom Deschamps développe une sociogenèse de cette inquiétude en s’appuyant sur la doctrine chrétienne de la « désappropriation » (de François de Sales à Fénelon, l’âme qui est « propriétaire » au sens mystique de « possessif » est inquiète) et attaque en particulier la propriété au sens plein du terme.
Son communisme métaphysique suppose que l’« état de mœurs » qu’il poursuit de ses vœux se distingue de l’état sauvage et de l’état de lois « les deux seuls états où l’on puisse s’égorger » et qu’il corresponde à « l’état d’égalité morale où nous tendons tous, où les hommes remplis entièrement de cet esprit de désappropriation qui a été jusques à un certain point celui des premiers Chrétiens et des fondateurs n’auraient rien en propre et où tout serait commun entre eux ». S’il s’attache à la voie métaphysique, c’est parce qu’il la considère comme détachée de tout, indépendante, libre de tout utilitarisme, de toute finalité immédiate. Elle seule peut conduire à la vérité morale, qui ne serait pas comme toutes les vérités morales conditionnelles, factuelles, partielles. Dom Deschamps vise la vérité et la vérité ne se fractionne pas : il faut tendre à sa totalité, immédiatement, par une sorte de révélation, d’illumination qui doit être le résultat de l’assimilation de sa doctrine.
Quand un Bergier, « athlète » de l’apologétique, tonne contre les mécréants qui sapent l’État et la religion, Deschamps démontre, lui, l’existence du « bonheur chrétien » et transforme la spiritualité théocentrique en un outil de laïcisation d’une société qui, retrouvant sa naïveté native, réintégrera une religiosité débarrassée des scories institutionnelles, des absurdités de la pratique et de la référence en un dieu personnel.
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En 1773 et au début de 1774, Dom Deschamps souffre de cirrhose. Il est alité mais continue à disputer avec l’abbé Yvon, à lire l’ouvrage posthume d’Helvétius De l’Homme (1772) et il meurt à Montreuil-Bellay dans la nuit du 18 au 19 avril 1774.
Les lettres de ses amis qui précèdent et qui suivent sa disparition tracent le portrait d’un homme autoritaire et sûr de lui, de son génie, tout en étant un bon vivant, truculent, libertin parfois, amateur de bon vin et gros mangeur, ce qui lui sera d’ailleurs fatal. Un gourou à la fois aimé et craint, que ses adeptes qualifient mi-rieurs mi-sérieux de « notre chef en Dieu et en philosophie », « notre protophilosophe », « père en Dieu et en ontologie », « patriarche la vérité », le « protométaphysicien »…. On lui reconnaît une grande supériorité intellectuelle et des capacités éminentes dans tous les domaines, tout en protestant parfois contre un système abscons. Il peut avoir le cœur sur la main comme il peut être cassant.
Il semble avoir conservé des liens avec la Bretagne. Il sollicite le marquis pour venir à l’aide d’un militaire rennais dont on lui a signalé les difficultés. Il fera venir à Montreuil Bellay un ami breton, le père Le Hoult et c’est lui qui indique le peintre Valentin à d’Argenson. Un parent, Dom François-Pierre Le Peigné, lui succédera au prieuré. L’« ami Guéhéneuc » en parle comme de son « pauvre compatriote » alors qu’il vient de disparaître…
Après sa mort, aucun de ses « Omars » ne poursuivra longtemps ses spéculations et ses œuvres philosophiques transcrites par plusieurs d’entre eux resteront dans l’ombre deux siècles durant même si, dans la seconde moitié du XIXe siècle un érudit, Émile Beaussire, découvre certains de ses écrits et en fasse un Antécédent du hégélianisme, ce qui éveillera par la suite les curiosités en Allemagne, en Italie et en Union Soviétique. En France bien plus tard.
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