Daillant de la Touche, un Neveu de Rameau breton

Le Candide de Voltaire est une des œuvres majeures des Lumières et il s’en est suivi une mode qui s’est prolongée bien au-delà du XVIIIe siècle d’ouvrage « dans le goût du Candide » et naguère Jacques Vercruysse a écrit un bel article sur « Les enfants de Candide ».Je viens d’avoir la chance de lire un de ces bâtards de Candide, que les rares chercheurs qui l’ont étudié qualifient peu ou prou de Candide breton. Il s’agit du petit roman de Daillant de la Touche Kerfolin ou l’étoile. Histoire véritable, paru en 1785.

Il est certainement inutile de redire la trame de Candide. Rappelons simplement que ce conte est, trois années après la tragédie de Lisbonne, une réplique (un peu polémique, il est vrai) aux tenants de l’optimisme, à cette philosophie prêtée à Leibniz, selon laquelle « tout est au mieux ». Son héros est élevé dans cette douce croyance, mais tous les accidents de sa vie (parfois cruels) démontreront le contraire. Voltaire s’en prend à cette doctrine (à toutes les doctrines d’ailleurs) qui ne supporte pas l’épreuve des faits et qui risque de détourner l’homme de l’action, de la prise en main de son destin.

Kerfolin  est  présenté à la façon du Candide : ce dernier était donné pour la traduction d’un manuscrit écrit par un Docteur Ralph mort à Minden ; Kerfolin serait la traduction d’un manuscrit écrit en bas-breton par un parent présumé de l’éditeur-traducteur : « un savant homme […] qui prétendait que le bas-breton était l’ancien celte et par conséquent la plus ancienne et la plus belle de toutes les Langues ». Ce savant homme avait étudié les monuments de Cornouaille et était arrivé à la conclusion que les anciens Bretons avaient érigé une civilisation de la plus haute antiquité, qu’Ouessant était l’Atlantide de Platon et Nominoë, l’Aménophis égyptien ! Les droits de Motte et de Quevaize se trouvaient, selon lui, dans Solon…

Cet érudit méprisait le français et avait décidé de ne pas publier dans cette langue. À sa mort, la veuve avait confié Kerfolin à un neveu, qui avait décidé de traduire et de publier ce livre intéressant alors que la veuve lui disait : « Quenderv, quenderv, petra hat da obert » (Cousin, cousin, qu’allez-vous faire ?)…, un gentil persiflage sur la mode celtophile qui se greffe alors sur les succès d’Ossian et dont les choryphées sont les Bretons Pezron, Déric, La Tour d’Auvergne ou Le Brigant.

Grâce aux recherches de Cristina Trinchero[1]  ayant dépouillé la correspondance de Ginguené, ami et protecteur de Daillant (ces documents étaient connus depuis au moins l’ouvrage de Sergio Zoppi en 1968 sur le Rennais), nous savons que Daillant, jusqu’alors assidu à l’Almanach des Muses, déçu par la poésie alors que le recueil sur lequel il avait beaucoup compté n’a pas le succès escompté, pense « se refaire » avec le roman. Il ne s’embarrasse pas sur le choix du sujet et pense à un nouveau Candide mais, écrit-il à Ginguené : « J’ai voulu faire un contraste à Candide, qui montre toujours le malheur et la fatalité, j’ai peint les effets de l’étoile, du bonheur, des gens heureux malgré leurs torts et les circonstances » (BNF, fol. 144). Plus tard, il se montre assez content de l’avancée de son ouvrage : « Le roman est gai, et doit plaire », écrit-il (BNF, fol. 142v).

Le héros, Siméon Kerfolin, est né au château de Kertender, près de Morlaix des amours interdites entre Félicité Roscaër, fille d’un procureur de Landivisiau, qui avait vu «  seize fois la neige et les frimas blanchir la crête des montagnes d’Aré » et du Chevalier de Kertender.  Pour éviter le scandale, avant l’accouchement, on la marie à un petit artisan qui accepte cette paternité contre quelques avantages. La mère meurt en couche et le père s’enfuit vers Terre-Neuve. Le chevalier s’occupe alors de son « fils » et lui fournit une « bonne » éducation. Mais le collège lui a farci le cerveau d’un fatras de lectures et grand lecteur de roman, il est un esprit spéculatif  «  mais bizarre »,   qui ne se sent pas tout à fait à sa place en cette basse-Bretagne rurale, fils de seigneur sans l’être vraiment. À 17 ans ce « beau garçon » veut quitter sa province natale pour Paris, mais son père a ramené de Rosporden une comédienne ayant fui la capitale. Celle-ci jette son dévolu sur le jeune homme au grand dam du père. Il s’ensuit un pugilat au cours duquel Siméon blesse grièvement et sans le vouloir son géniteur qui s’éteint quelque temps après, lui ayant pardonné et légué une petite fortune.   Il doit se rendre à Rennes pour défendre devant le Parlement ce legs qui lui est contesté. Dans la capitale bretonne, il fait la connaissance d’une femme qui sera sa Cunégonde et du comte de Nécourt, un esprit fantasque, qui correspond assez à Pangloss. Le séjour rennais sera le point de départ de pérégrinations qui le mèneront d’Europe en Amérique du sud et aux Indes.

Nous sommes cependant loin des tribulations philosophiques de Candide. Kerfolin voyage surtout par curiosité, et s’il se moque de temps en temps du pseudo savoir des philosophes « dont la science se ramène à quelques principes sommaires » il ne s’interroge guère comme Candide sur « le monde comme il va » et est assez imperméable aux coups du sort. Il ne réagit pas plus  face à la souffrance, au  malheur, aux injustices. Kerfolin est un jeune étourdi assez imbu de lui-même, très paresseux mais ambitieux. Ses qualités se résument en une certaine insensibilité, un aspect extérieur qui le fait triompher auprès du beau sexe et une grande capacité à donner l’impression de savoir parler. En outre, il est un comédien né et sans se donner trop de mal vient à bout de toutes les épreuves qui s’imposent à lui grâce à la bonne étoile sous laquelle il est né et que l’auteur indique dès le début du roman comme étant son principal atout. Daillant veut ainsi montrer que quoi qu’on fasse, la destinée s’impose aux individus, une position, pessimiste, en opposition totale avec la philosophie des Lumières, mais qui annonce certains traits du romantisme et qui irrigue toute une littérature noire. Son compatriote Loaisel de Tréogate, l’auteur d’Ainsi finissent les grandes passions, en est un exemple.

Hélas ! Les prévisions quant à une bonne réception de son livre furent déçues : le roman, parut anonymement et n’eut point de succès, même si une traduction allemande suivit immédiatement…

Daillant n’est pas cependant un écrivain négligeable : collaborateur de Fréron, il fréquente Geoffroy, La Harpe, Le Brun, Roucher, Ginguené, Duport Du Tertre, Cubière-Palmézeaux ou Chamfort. D’abord attiré par la poésie, il collabore à plusieurs recueils poétiques et on lui reconnaît de l’habileté, mais le succès se laisse attendre et, pour vivre, il se fait le nègre de quelques-uns de ces grands, incapables d’écrire, mais qui veulent à tout prix voir leur nom au bas de quelques vers imprimés. Rivarol, dans son Petit Almanach de nos grands hommes pour l’année 1788, Paris, 1808, écrira ainsi de lui : « Daillant de la Touche, M., poète auxiliaire sans lequel plus d’un recueil serait déjà mort d’inanition ».

François-Jean Daillant de La Touche voit le jour à Quintin le 20 novembre 1744, d’une famille de la bonne société locale. Son père était chirurgien, mais en même temps marchand de toile. Daillant insistait sur des origines nobles que rien ne prouve: « Je suis né en Bretagne de parents peu riches, mais très anciens nobles », écrit-il (BNF, fol. 176). Il est possible que, pour exercer le métier de marchand, il ait fallu que ses ancêtres renoncent à leur noblesse (mais ce serait un cas assez rare en Bretagne où la « dérogeance » est quasiment inexistante).  À vingt-quatre ans, ayant perçu sa part d’héritage, comme Kerfolin, il se rend à Paris. Dans une lettre de 1808, Daillant écrivait sur ce départ: « J’ajouterai qu’il y a aujourd’hui 40 ans que je suis arrivé à Paris, jeune, riche, possesseur de 9000 livres, ne devant pas un sol dans le monde, et pouvant prétendre à beaucoup de choses » (BHVP, fol. 264v). À son arrivée, il subsiste par le journalisme et, sans doute grâce à ses origines bretonnes (les Bretons de Paris se soutiennent et se rencontrent) il devient collaborateur de L’Année littéraire que dirige  Fréron. Comme celui-ci, Daillant de La Touche est très critique face aux philosophes, mais moins à cause de leur philosophie dont il partage certaines idées, qu’en raison de leur personnalité, de leur côté « salonnards ». Profondément conservateur, il sera hostile à la Révolution. Il rédige aussi des essais de critique littéraire généralement bien reçus comme en 1769 son Éloge de Molière ou en 1772 sa Lettre à M.*** sur un ouvrage intitulé: Essai sur le caractère, les mœurs & l’esprit des Femmes, par M. Thomas et, la même année une Apologie des Arts, ou Lettre à M. Duclos, alors que le Dinannais, secrétaire de l’Académie vient de mourir.

À Paris, Daillant se débat dans des difficultés existentielles et, comme le Neveu de Rameau (mais avec moins d’excentricité), il est en quête d’un patron qui le fera vivre ! Ses lettres évoquent de nombreuses promesses d’aides de hauts personnages qu’il a rencontrés et  sollicités comme le  duc de Guiche qui lui renvoie quasiment une fin de non-recevoir :

Ce seroit avec grand plaisir que je solliciterois en votre faveur, Monsieur, si je croyois ce que vous demandez raisonnable. Comment voulez-vous que je demande et obtienne pour vous une pension de 50 louis, vous n’avez encore rien fait qui puisse établir la réputation d’un auteur, ni d’un homme de lettres, et depuis douze ans vous avez passé votre tems à remplir des places qui vous ennuyoient, et que vous avez quittées, et à en solliciter d’autres que vous n’avez pas obtenuës? Je doute que ce soit là des titres pour les graces de la Cour, qui sont données comme recompenses. Si vous vous contentez de quelques places honnetes, et que je puisse contribuer à vous en faire avoir une, comptez sur moi, vous me verrez disposé à vous obliger […] (BNF, fol. 127).

Vers 1780, Daillant quitte Paris  pour des raisons obscures mais probablement économiques (dettes…) et vit de ses gages de précepteur  dans diverses villes du Nord de la France, près de la frontière. Il communique alors à Ginguené son désarroi et sa rancœur quant à Paris, ville marâtre :

Songez que dans cette cloaque la cupidité et l’opulence mettent la médiocrité à contribution, lui refusent, ou lui falsifient les choses nécessaires pour le bonheur, pour l’existence. Moi qui suis garçon et aimant autant que jadis la bonne musique, et la bonne compagnie, je ne voudrois pas, quand même je le pourrois, non je ne voudrois pas faire ce que j’ai fait il y a quelques années, courir à pied du faubourg au marais, pour y diner, et passer 4 ou 5 heures débout comme une borne, étreint, en souffrant, afin d’entendre Didon. Paris est le séjour de la fortune; mais l’y trouverez vous? Avez vous ce qu’il faut pour la trouver? (BNF, fol 215).

Ses lettres montrent un homme désespéré :

Je n’ai ni jeux, ni société, ni conversation, ni promenade, ni ressource d’aucune espèce. Ma pension est cruelle. Des gens plus bourgeois que M. Jourdain, ignorants, vieux, tristes, 5 garçons bruyants, méchants et vicieux, tous les défauts de la lézine et des petits ménages, mauvaise chère pour beaucoup d’argent, voilà ce qui m’attend quand je sors de ma cellule, je voudrois m’y murer comme à la Bastille, je serois moins malheureux (BNF, fol. 85v).

En 1783, paraissent cependant ses Contes en vers (dont on lui disputera la paternité) dans le style du Décameron et de Marmontel. Ginguené essaya par ses relations de promouvoir l’ouvrage :   Le Mercure donna une recension favorable tout comme le Journal de Paris, ce qui ne suffit pas à en assurer le succès. Il publia alors, les Caprices poétiques, poèmes et épigrammes qui ne sont pas sans valeur, mais que le public ignora même si L’Almanach des Muses fut assez dithyrambique pour ces « pièces fugitives pleines de naturel, de grâce et de facilité ». Il composa alors  L’Enfant Prodigue, « ouvrage grave, avoué hautement, et pour ainsi dire expiatoire de l’autre » (BNF, fol. 88v) qui n’eut pas plus de succès. C’est alors qu’il écrit « La poësie ne va plus […] io lo so, che l’ho provato » (BNF, fol. 190) et tente de se faire un nom par le roman, son Kerfolin.  Comme il n’eut pas plus de succès, il voulut abandonner l’écriture mais ce catholique fervent lut alors les œuvres du mystique suédois Emmanuel Swedenborg et crut y avoir trouvé la vérité (lettre à Ginguené, BNF, fol. 198). Il voulut alors aider à la diffusion de la parole de ce maître consolateur et rédigea un Abrégé des ouvrages d’Emanuel Swedenborg en 1788. Cet ouvrage, sorte de « Swedenborg pour les Nuls » (!) eut en revanche du succès à une époque où la pensée mystique se développe depuis les cercles maçonniques en particulier. Balzac utilisera (abondamment et sans le signaler) cet ouvrage pour son roman Seraphita.

Pendant la Révolution, il ne joue aucun rôle et se tient prudemment éloigné des événements. Sa situation matérielle se dégrade et sous l’Empire, ses amis bretons, Ginguené, Amaury Duval, Duport du Tertre…, s’efforcent de lui faire avoir quelque copie au Magazin Encyclopédique et au Mercure de France…

Ses appuis lui font aussi obtenir en 1804-1805, pour les plaisirs de la nouvelle cour, la traduction d’une œuvre d’un ancêtre de l’empereur, car il connaît l’italien : La Vedova, de Nicolas Bonaparte (imprimée en 1568). Elle restera à l’état de manuscrit.  Mais sa situation se dégrade et il en est quasiment réduit à la mendicité.

En 1816, il est admis à l’hôpital de Bicêtre grâce à Cubière-Palmézeaux, pour y mourir onze années plus tard. Le Répertoire des entrées (4.4.1811–18.10.1816) indique avec toute la sécheresse administrative : « François Jean Daillant, homme de lettres, garçon, âgé de 71 ans, natif de Quintin, dépt. des Côtes du Nord, admis en vertu de l’arrêté de Monsieur le Préfet de la Seine. Né le 20 novembre 1744, Mort le 7 janvier 1827 ».

*

On se reportera à l’article suivant : « Un Candide in panni bretoni. Kerfolin ou l’Étoile di Jean-François Daillant de La Touche », in : Metamorfosi e Camaleonti. Trasformismi testuali, a cura di V. Gianolio, Torino, Tirrenia Stampatori, 2001, pp. 81-91.

[1] Cristina Trinchero, « Histoire et mémoires d’un  poète oublié, François-Jean Daillant de la Touche », in :   La ricerca della verità  a cura di Piero de Gennaro, 2010,Torino.  Bibliothèque Nationale de France [BNF]: Mss Nouv. Acq. Fr. 9196, Collection Ginguené 5. Correspondance, fol. 79-233; Lettre de Ginguené à Marmontel, s. d. [1783], fol. 11-12; Et Bibliothèque Historique de la Ville de Paris [BHVP], Collection Parent de Rosan III, vol XX: Papiers de Ginguené, fol. 216-227 etc.

Tous droits réservés François Labbé

Enregistrer

Enregistrer