Charles Pinot Duclos (1704-1772)

Dans la droite ligne des « Celtitudes » parues précédemment, j’ai choisi d’évoquer la figure de Duclos, le romancier, philosophe, érudit.

Mon premier souvenir de livres se situe à Dinan. Je devais avoir trois ou quatre ans et guettais pendant ces longues journées d’ennui, sur la place Duclos, à l’ombre des marronniers aux feuilles transparentes, le passage du cheval de Métraille. Ce cheval, un postier breton de couleur fauve, pattes robustes et poilues, énormes sabots vernis, large poitrine marquée d’une étoile noire et crinière en bataille, traînait une sorte de  plate-forme jaune à roues de camion.

Métraille était un transporteur ; son cheval apportait les paquets. Ce robuste animal remontait la rue principale tranquillement en ahanan, et en mâchant sa pitance qu’il attrapait au fond d’une espèce de sac lui couvrant à moitié les naseaux, les yeux protégés par deux œillères dont je comprenais mal le rôle. Son conducteur, un gros homme sanguin, faisait, pour rire, claquer son fouet quand il passait devant des enfants, ce qui ne troublait pas le moins du monde l’animal qui tirait son fardeau avec la même régularité et la même placidité. L’attelage laissait sur son passage une odeur chaude et humide, un remugle qui m’enchantait. Ma mère me donnait de temps en temps un petit seau et une manière de pelle (la pelle à charbon si je me souviens bien !) pour ramasser le crottin qu’on étendait ensuite sur les plates-bandes devant la cuisine. Alors, pelle et seau en mains, je ne demandais pas mon reste pour suivre cheval et attelage tout au long de notre rue, le nez dans le sillage odorant, guettant les tresses  fumantes.

Ce jour-là, le cheval s’arrêta devant chez nous. Un paquet ! J’appelai maman, je hurlai « Un paquet ! un paquet ! ». Elle échangea quelques paroles avec le conducteur, signa un reçu, paya et se chargea du gros colis.

Je ne regardai même pas l’attelage s’ébranler, l’effort du cheval, les sabots qui glissaient sur le pavé, les étincelles que projetaient les fers et je me précipitai à l’intérieur de la maison pour voir ce qu’il y avait dans ce mystérieux paquet.

Ma mère ne répondit à aucune des questions dont je la pressai. Avec des ciseaux, elle coupa les ficelles et ouvrit un carton enveloppé de papier kraft, dont elle retira deux énormes livres noirs. J’avais l’habitude des livres. Chez ma grand-mère, il y en avait plein. Chez nous, c’était la première fois que nous en recevions, surtout des bouquins aussi épais. J’étais abasourdi devant ces ouvrages qui ressemblaient au gros livre posé sur un lutrin, dans l’église.

Je voulus les ouvrir, mais ma mère fut plus leste. Elle prit dans ses bras ces deux énormes jumeaux et les porta dans sa chambre. J’entendis qu’elle ouvrait l’armoire, refermait les portes, tournait la clé.

« Ce n’est pas pour toi. C’est notre livre de médecine. Il est interdit aux petits garçons bien élevés de le regarder. »

Je venais d’apprendre qu’il y a des livres qu’on peut interdire, des livres dangereux, des livres pour enfants mal élevés. Mais aussi des livres qui étaient comme des territoires inconnus et sans doute merveilleux, des livres qu’on veut lire parce qu’on nous en empêche.

Il faudrait qu’un jour je trouve la clef de l’armoire !

Époque bénie pleine de secrets à découvrir, alors qu’aujourd’hui, toutes les armoires sont béantes et que je crois ne plus avoir besoin de clés !

*

Nous habitions une petite voie étroite, la rue de la Boulangerie, longeant la vieille église Saint-Malo. Une statue de St Joseph se trouvait juste en face de la fenêtre de la cuisine, dans une niche dissimulée au sommet d’un clocheton rongé par les intempéries. Le saint en tablier me montrait tous les jours le maillet qu’il tenait fermement dans sa main droite. Le bras gauche avait disparu ; peut-être avait-il brandi un rabot ou une varlope, peut-être faisait-il un signe pour appeler son fils ou un compagnon, peut-être moi. Puis nous avons déménagé rue de la Croix, un peu plus loin ; une venelle étroite et sombre débouchant sur la place Duclos. La place des jeux et des rencontres avec les autres garnements de mon âge, une arène, quelques buissons et des arbres. Les deux vitrines du « Bazar » offraient à notre convoitise des jouets extraordinaires et un peu plus loin, la pâtisserie Bézard exposait les meilleurs gâteaux de la ville, des éclairs au chocolat inoubliables et inoubliés.

Sur son socle, la statue de Duclos regardait au loin. On m’avait dit que Duclos avait été maire de Dinan. Il était aussi un philosophe. Un philosophe ! Qu’est-ce donc ? Saint-Joseph, au moins, c’était facile : un menuisier comme le père Saulnier du Marché aux Cochons, mais un philosophe… Tout ce que je savais, c’est qu’il avait écrit des livres, sans doute aussi gros que ceux qu’avait apportés Métraille. 

*

La vie de Duclos est sans mystère : sa correspondance, ses Considérations, ses mémoires et romans permettent de se faire aisément une image de son existence.

Charles Pinot Duclos n’est pas d’extraction noble. Sa famille appartient toutefois à la riche bourgeoisie de la province, maîtres et propriétaires de forges, actionnaires des armements de Saint-Malo, commerçants. Son père possédait une importante chapellerie et sa mère venait d’une des familles les plus notables de Dinan, les Le Bigot. Ses frère et sœur occuperont des situations solides : chanoine des Génovéfains, d’une part, épouse d’un conseiller et secrétaire du roi auprès de la chancellerie du Parlement de Bretagne, d’autre part.

Il naît le 12 février 1704 à Dinan. Son père, fort âgé, décède alors qu’il n’a que deux ans. Il saura plus tard gré à sa mère d’être demeurée fidèle à son milieu en refusant les propositions de remariage que lui fera un marquis de Boisgelin. Charles passe sa petite enfance dans la cité des bords de Rance, une ville « située dans le meilleur air, entourée du paysage le plus agréable », qui accueille alors les prisonniers anglais faits par les corsaires. Il n’a pu manquer de rencontrer ces officiers qui étaient libres de leurs mouvements intra muros et l’on rapporte que le chevalier Hamilton (il deviendra l’ami d’un parent, le savant et vulcanologue) l’aurait entraîné un jour dans un débit de boisson où il se serait grisé de punch, une aventure ayant poussé sa mère à le placer chez sa fille à Rennes où on lui donna un précepteur et où on lui inculqua les bonnes manières. Ces trois années rennaises, années de contraintes après les libertés dinannaises, devaient laisser un assez mauvais souvenir au futur académicien et le dégoût des manières de salon et de l’apparat.

En 1715, il est envoyé à Paris pour y parfaire son éducation à la pension Dangeau, rue de Charonne, une pension ouverte surtout aux jeunes aristocrates. Il y est admis grâce à la protection de son parrain, Charles d’Andigné de la Chasse, le propriétaire des forges de Paimpont. Charles comprend tout de suite sa situation et met un point d’honneur à briller dans ses études pour compenser la « bassesse » de ses origines. Il restera cinq ans dans cette pension et s’y fera de solides et puissantes amitiés qui expliquent en partie son futur itinéraire de vie, en particulier le chevalier d’Aydie qui le fera entrer en 1727 chez les Brancas. De ces années où il découvre Paris, la ville selon son cœur, étant le meilleur dans ses études, il s’efforce de prendre sa revanche sur le destin sans jamais se renier. Il écrira plus tard qu’il se réjouit d’avoir été : « le premier bourgeois de Dinan élevé à Paris dès l’enfance » à avoir gravi l’échelle sociale au grand dam d’« une certaine noblesse de canton trouvant presque insolent qu’une simple commerçante osât […] donner à son fils une forme d’éducation qui ne convenait qu’à des gentilshommes. »

En 1718, il entre au collège d’Harcourt où il est un élève remarquable et termine cette classe premier devant le marquis de Beauvau, qui restera son ami. Là encore, il ne pouvait qu’être fier d’avoir prouvé que la valeur personnelle peut avoir le pas sur la naissance.

Cependant, avec la banqueroute Law, les affaires de Madame Duclos sont ébranlées et Charles craindra pour sa situation : tout un chapitre des Considérations traitera de ces questions, des nouveaux riches, de la banque, des transformations sociales qui y sont afférentes. Il devra d’ailleurs rentrer un temps à Dinan et, lorsqu’il reviendra à Paris en 1721, ce sera pour y étudier le droit, une concession faite à sa famille. C’est aussi le début d’une époque de dissipation, le droit n’étant pas pour lui la voie rêvée. Il est également tenté par les mirages de l’état militaire et suit avec acharnement des cours d’escrime. En 1725, un an avant la fin de ses études, il pense d’ailleurs prendre une charge de lieutenant dans un régiment de Piémont, mais sa mère interviendra pour le faire renoncer à ce qu’elle considère être « un métier de libertin ». La malheureuse femme ne sait pas que son fils n’a pas besoin d’être militaire pour se livrer aux plaisirs de la vie. Duclos confie avoir un fort tempérament et, bien de sa personne, ses aventures féminines sont extrêmement nombreuses. Un de ses amis, le comte de Forcalquier dira de lui qu’il est constamment entravé « de chaînes que son cœur lui donne sans cesse » et Madame de Rochefort, une amie, aurait eu cette remarque peu avenante : « Pour vous Duclos, du pain, du fromage, et la première venue, voilà votre paradis ».

Cependant, cette période de frasques pour ne pas dire de débauche aura au moins cet effet qu’il devient un vrai connaisseur de l’âme féminine. Ses expériences constituent une véritable quête anthropologique de la féminité que le romancier saura exploiter. C’est aussi vers cette époque qu’il se lie d’amitié avec Saint-Maurice, un chevalier d’industrie comme il en existait tant à l’époque. Celui-ci lui fait connaître en particulier les sciences occultes auxquelles il sacrifie en sa qualité de médium. En même temps, il fréquente le Procope qu’il fait retentir selon Grimm de « sa voix de gourdin » et un peu moins le Gradot, cafés littéraires où le Malouin Maupertuis commence à avoir de l’influence sous la houlette du vieux poète Houdar de la Motte. Il y participe à des discussions et ses joutes grammaticales sont demeurées célèbres. Il se rend aussi dans des cercles plus huppés : il est ami des Brancas et des Forcalquier, il fréquente la Comédie et commence à écrire des textes sans importance comme sa comédie badine La mort de Mardi-Gras.

Le petit provincial de mince extraction est devenu un mondain recherché des salons, qui dit de lui-même : « Mon talent à moi, c’est l’esprit ».

Ses premiers écrits savants et ses relations, son entregent lui valent d’être reçu à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en août 1739 où il lit un mémoire Sur les épreuves par le duel et les éléments, une thématique qui continuera longtemps à le passionner et qu’il intégrera dans ses œuvres romanesques. Depuis ses débuts au collège, en effet, il s’intéresse à la littérature, en particulier à l’histoire et à la philosophie morale.

Il multiplie alors les travaux érudits, comme son Mémoire sur l’Origine et les révolutions des langues celtiques et françaises (février 1740) et fait paraître en décembre 1740 son Histoire de Madame de Luz, marquant ses débuts dans un genre encore décrié par la plupart des doctes, mais plébiscité par le public, le roman : les œuvres de Prévost connaissent un grand succès comme celles de Marivaux ou de Le Sage, les traductions des romans de Richardson et Fielding vont défrayer la chronique…

À la suite de son second Mémoire sur l’origine et les révolutions de la langue française (janvier 1741), il est appelé à rédiger l’Histoire de Louis XI, ce qui ne l’empêche pas de terminer pour la fin de l’année son second roman : les Confessions du Comte de***, dont le retentissement est considérable. Il gardera toujours un grand intérêt pour le roman et Rousseau lui enverra cahier par cahier sa Nouvelle Héloïse, accordant beaucoup de prix à ses conseils. Plus tard, il encouragera le citoyen de Genève à publier ses « Mémoires » (Confessions)…

Il alterne les écrits académiques et les ouvrages destinés à un public plus large : en novembre 1742, son Mémoire sur les jeux scéniques des Romains et moins d’un an plus tard le livret du ballet Les caractères de la folie. En 1747, il continuera à manifester de l’intérêt pour la scène avec son Art de partager l’action théâtrale et de noter la déclamation qu’on prétend avoir été en usage chez les Romains.

Il donne son conte Acajou et Zirphile, sorte d’expérimentation originale par la folie des frontières ou des limites philosophiques, littéraires et physiques de la raison. Ce conte présenté en préface comme un aimable badinage, possède des résonances sceptiques et tragiques étonnantes chez un auteur en pleine ascension sociale. C’est aussi l’année où il accepte la charge de maire de Dinan (1744), charge qu’il conservera et assumera avec beaucoup de conscience jusqu’en 1749. C’est à lui que cette ville doit en particulier les boulevards qui l’entourent alors et qui constitueront jusqu’au XXIe siècle une promenade agréable.

Le député du tiers aux États de Bretagne qu’il est devenu en 1744, publie enfin son Histoire de Louis XI, mais cette œuvre philosophique est interdite par un arrêt du Conseil d’État (28 mars 1745) en raison de « plusieurs endroits contraires, non seulement aux droits de la couronne sur différentes provinces du royaume, amis au respect avec lequel on doit parler de ce qui regarde la religion ou les règles des mœurs, et de la conduite des principaux ministres de l’Église ».

En 1746, il fait paraître un Mémoire sur les druides (que saura utiliser Chateaubriand !) et est élu à l’Académie française la même année malgré ses déboires de l’année précédente. Cet intérêt manifesté pour le druidisme ne doit pas étonner. D’abord, comme tout Breton, il a connu les légendes de sa province et particulièrement celles de la forêt de Brocéliande où étaient installées les forges de son parrain. Il a pu se promener en pays de Rance dans la plaine de Mordreuc, dont les racines étymologiques Mor Drouiz signifiaient « mer des Druides » et on racontait aux enfants que les plus anciens remparts de Dinan avaient été érigés par un compagnon du roi Arthur, Bort de Gannes…

D’autre part, bien avant Simon Pelloutier (Histoire des Celtes et particulièrement des Gaulois et des Germains, depuis le temps fabuleux jusqu’au la prise de Rome par les Gaulois), certains historiens pensaient que Celtes et Germains ne formaient qu’un même peuple à l’origine et que le nord du Danube n’avait été habité que par deux peuples, les Sarmates et les Celtes. Les Grecs avaient eux-mêmes eu pour ancêtres une population celte, les Pélasges, et les Romains n’étaient en rien les descendants des Troyens, mais issus de Celtes et de Grecs. Tout ceci remettait en cause les théories les plus anciennes, car même si personne ne croyait plus depuis longtemps en Francion, Boulainvilliers venait de relancer l’idée d’une noblesse issue des Francs et d’un peuple descendant des Celtes…

Ensuite, sa fréquentation de Saint-Maurice, qui se disait ministre d’Alaël, agent de génies élémentaires, ses lectures de Montfaucon de Villars, l’avaient amené à s’intéresser à l’irrationnel par pur intérêt intellectuel, en particulier à la symbolique kabbalistique. Enfin, après avoir rompu avec Saint-Maurice, probablement dès 1729, il découvre l’univers maçonnique par l’intermédiaire des Brancas et des Forcalquier chez qui il rencontre Montesquieu qui vient d’être initié à la franc-maçonnerie lors de son récent séjour en Angleterre (16 mai 1730). Il n’entre sans doute pas en loge, mais connaît le milieu et les rituels, s’y intéresse en érudit et les utilisera dans certains de ses écrits. Son ami Fréron vient d’ailleurs de publier sa fameuse Lettre sur l’ordre des francs-maçons dans laquelle il l’invite, ainsi que d’autres membres de la République des Lettres, à le suivre sur les colonnes du nouvel Ordre. En revanche, il participe aux Dîners du bout du banc, présidés par Mademoiselle Quinault et il collaborera aux Étrennes de la Saint-Jean, le recueil publié par les participants à ces agapes littéraires (Caylus, Voisenon, Collé, Pont-de-Veyle, Moncrif, Crébillon fils, Surgères, Maurepas, d’Alembert, Voltaire, Mme de Graffigny dont il corrige certains manuscrits…) qui se tiennent dans une atmosphère agréablement maçonnique même si, comme lui, la plupart des invités ne fréquentent pas les loges régulières.

Jacques Brengues, dans son édition de Madame de Luz, a montré les sources légendaires bretonnes de son roman dans lequel on assiste à une très réelle transposition de thèmes appartenant à ces légendes, en particulier de l’idylle de l’enchanteur Merlin et de la fée Viviane. Le même auteur en a également souligné l’aspect maçonnique et symbolique : la thématique du secret, le symbolisme ternaire, les épreuves aux trois éléments, la lutte des ténèbres et de la lumière, la mort symbolique, tant d’éléments qui tendent à faire penser que Duclos, s’il n’a pas officiellement « maçonné », a pour le moins été très attentif au développement des loges et à ce qui s’y pratiquait…

Cet intérêt pour le druidisme et l’ésotérisme, il l’explique lui-même : « Si le principal avantage de toutes les histoires est de concourir à former celle de l’esprit humain, il n’y en a point de plus intéressante que l’histoire des sectes des philosophes ». Lui qui sera en quelque sorte l’« anthropologue » de son siècle avec ses Considérations et Mémoires, observera avec le même intérêt le parti philosophique, auquel il appartient, tout en sachant garder la distance nécessaire au regard critique.

Depuis quelque temps, il est un des familiers de Madame de Pompadour, ce qui lui procure une sinécure à la bibliothèque royale et, en 1750, grâce à sa protectrice, il est nommé historiographe de France en remplacement de Voltaire qui part pour Potsdam.

En 1751, il publie ses Considérations sur les mœurs, ouvrage qu’il amendera constamment au cours de sa vie et qui sont unanimement saluées, « plein de mots saillants qui sont des leçons utiles. » (La Harpe). Ses Mémoires pour servir à l’histoire des mœurs du XVIIIe siècle ont moins de succès (1751), mais sont un document de première main pour l’historien. En 1752, il accepte de devenir membre de l’Académie de Berlin, que vient de réformer et que dirige son compatriote et ami Maupertuis.

Il fait désormais partie du sérail : il a accès à la chambre du roi depuis janvier 1751, son domestique porte livrée royale (27 mai 1752), il loge à partir de 1756 dans la Basse-Cour du Palais du Luxembourg. En 1754, il rédige la dédicace latine de la statue de Louis XV, œuvre de Jean-Baptiste Lemoyne, inaugurée à Rennes le 10 novembre. En mars 1755, il reçoit ses lettres de noblesse.

Avant d’être élu secrétaire perpétuel de l’Académie (15 novembre 1755), dans la continuité de ses recherches linguistiques, il fait paraître ses Remarques sur la grammaire de Port Royal et se voue alors à des travaux qu’il destine à la nouvelle édition du Dictionnaire de l’Académie de 1762 dont il rédige la préface.

Sa position de secrétaire n’est pas un hasard ou une faveur. Depuis son élection, il a beaucoup œuvré pour l’Académie et lorsque ses confrères lui confient ce poste en manière de remerciement, il prend son rôle très au sérieux : il freine les candidatures des grands seigneurs en privilégiant celles des gens de lettres, « qui sont véritablement ceux qui constituent l’académie ». Quand l’élection de l’un de ces grands s’impose, il exige qu’on s’en tienne à la règle commune et qu’aucune préséance ne soit marquée. Ainsi, lors de l’élection du comte de Clermont et du maréchal de Belle-Isle, il requiert du premier qu’il renonce à ses prérogatives de naissance, « S.A.S. jouira d’un plaisir qu’elle trouve bien rarement, celui d’avoir des égaux […] » et il contraint le second à effectuer les visites obligatoires qui rebutaient sa grandeur. Il sert en outre d’intermédiaire entre les philosophes et les autres factions, contribuant ainsi à faire triompher la philosophie à l’Académie sans cependant afficher un parti pris qui aurait été contre ses principes d’équité et de justice. Il obtient qu’on remplace le traditionnel éloge de Louis XIV par l’éloge des grands hommes et, en 1768, il fait même accepter celui de Molière pour le concours d’éloquence de 1769 !

Il continue alors l’Histoire de l’Académie de Pellisson et d’Olivet.

À partir des années 1760, ses relations avec les encyclopédistes (dont il fit partie : articles Déclamation, Étiquette,…) ne sont pas toujours cordiales – « […] les grands raisonneurs et les sous-petits raisonneurs de notre siècle » écrivait-il à leur propos – et il déplore un esprit systématiquement polémique, une intransigeance frisant l’intolérance ! Il profitera des départs de d’Alembert et Marmontel pour s’éloigner lui aussi de Diderot.

Son impartialité, son amitié pour Rousseau (rencontré chez Madame d’Épinay), qu’il continue cependant d’apprécier presque jusqu’à la fin alors que sa querelle avec Hume déchaîne le parti philosophique, ses relations avec des littérateurs qui n’étaient pas de ce parti (dont Fréron), ses responsabilités et certains de ses protecteurs expliquent cette prise de distance réciproque. Il s’était brouillé avec Voltaire dont il n’a pas apprécié l’attitude envers Maupertuis et qui lui avait refusé sa voix lors de son élection à l’Académie. Il ne semble pas avoir accédé à sa sollicitation d’intervenir auprès de Madame de Pompadour pour faire recevoir Diderot à l’Académie… Voltaire écrira à son propos : « Je crois que ce secrétaire ne sera jamais l’ennemi de la philosophie, mais je ne crois pas qu’il veuille se compromettre pour elle. Nous avons des compagnons, mais nous n’avons point de guerriers » (Lettre à Damilaville, 9 août 1764).

S’il s’est fâché avec d’Alembert, qui le considère comme traître à la cause philosophique, à sa mort, il lui léguera un diamant de cent livres ! Lui-même écrira à Jean-Jacques Rousseau : « J’ai trouvé partout de quoi me plaire et me dégoûter. Les folies des philosophes me jetteraient du côté des dévots, si les actions de ceux-ci ne me rejetaient de l’autre côté. Ces deux aimants, qui me repoussent sans m’attirer, me maintiennent dans un milieu qui est la morale de l’honnête homme. » (23 juillet 1763)

Son caractère très autoritaire, sa franchise proverbiale (son « caractère breton » !), une certaine causticité (« Je n’ai jamais travaillé sur moi-même, et je ne crois pas que j’y eusse réussi. ») l’ont opposé à plusieurs de ses confrères : il a eu avec eux des altercations fréquentes, car son naturel et sa connaissance des hommes lui interdisaient les jugements définitifs et trop entiers. Nous dirions aujourd’hui qu’il se refusait à utiliser quelque langue de bois que ce soit.

Il se rend en Angleterre en 1763 avec la comtesse de Boufflers où il est reçu par le roi Georges III et par Walpole. Il est fait membre de la Société des Antiquaires de Londres et la Société Royale l’élit le 13 janvier 1764.

Il visite l’Italie en 1766 et 1767 (dont il rapporte un passionnant Voyage en Italie, qui inspirera Stendhal), rencontre le Rennais Auguste Guy Guinement de Keralio (1715-1805), successeur de Condillac auprès de l’Infant à Parme, est reçu en audience par le pape…, autant de déplacements à l’étranger qui lui évitent de prendre publiquement position dans les grands débats du moment : l’affaire Hume-Rousseau, l’affaire de son ami La Chalotais quand les États refusent de voter les impôts extraordinaires demandés par le duc d’Aiguillon au nom du roi et que le Parlement interdit la levée d’impôts auxquels les États n’auraient pas consenti. Une lettre de Saint-Florentin, du 20 octobre 1765 adressée à Rennes, le prévient qu’on le soupçonne de ne pas être dans la ligne officielle quant aux affaires de Bretagne et que son dernier voyage auprès de sa mère a entériné ces soupçons : « […] je crois devoir vous exhorter à abréger votre voyage autant que vous le pourrez, et à n’avoir que peu de liaison avec toutes les personnes de la conduite desquelles vous savez que le roi n’a pas lieu d’être satisfait».

On ne pouvait être plus clair : le voyage d’Italie était une demande expresse. L’ancien représentant du Tiers à l’assemblée des États de Bretagne a conservé toute sa vie un rapport étroit avec ses compatriotes et sa province où il se rend régulièrement ; les exigences royales lui semblent aussi démesurées qu’à La Chalotais… Incapable de se taire, dans sa position, il ne peut que suivre l’ordre que lui intime le secrétaire d’état chargé de la province. Dans ses Mémoires, Marmontel, qui l’a bien connu, rapporte qu’à l’époque des rencontres régulières chez Madame de Pompadour, son ambition « était de se rendre important dans sa province de Bretagne » ! Il écrira à son ami l’avocat Louis-Paul Abeille, le secrétaire de la Société d’Agriculture de Bretagne : « On m’avait recommandé en partant, la prudence sur cette affaire. Mais j’ai peu de vocation pour cette vertu-là : j’ai préféré le courage de l’amitié. J’ai parlé comme je pense, à tout ce que j’ai rencontré, et j’ai eu la satisfaction de plaire à tous les questionneurs » (22 décembre 1766).

À son retour, il prépare son autobiographie, ses Mémoires sur Duclos, écrits par lui-même, et s’inspire du manuscrit de Saint-Simon pour ses Mémoires secrets sur le règne de Louis XIV, la régence et le règne de Louis XV, qui ne paraîtront qu’en 1791.

Il passe ses dernières années à Dinan, rédige divers opuscules. De nouveau à Paris à partir de décembre 1771, il meurt d’une fluxion de poitrine le 26 mars 1772. Ce célibataire dote richement sa nièce et son neveu – qui était probablement son fils –, son domestique, la domestique de sa mère, les pauvres de la paroisse Saint-Sauveur à Dinan…

Éléments de Bibliographie

Œuvres de Duclos, par Louis Clément de Ris, Paris, 1855 (contiennent ses Mémoires).

Brengues, Jacques, Correspondance de Duclos (1704-1772), Saint-Brieuc, 1970.

Brengues, Jacques, Charles Duclos (1704-1772) ou l’obsession de la vertu, Saint-Brieuc, 1971.

Brengues, Jacques, Histoire de Madame de Luz, Saint-Brieuc, 1972.

Labbé, François, Le message maçonnique au XVIIIe siècle, Paris, 2006, 2e édition.

Labbé, François, « Femme, initiation et vérité romanesque dans Les égarements du cœur et de l’esprit de Crébillon et Les confessions du comte*** de Duclos, in : Lendemains, no 16, novembre 1979, pp. 113-120.

Tous droits réservés François Labbé.

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