Pendant mon enfance dinannaise, le dimanche, traditionnellement, nous allions jusqu‘au Jardin Anglais, d’où on a un joli point de vue sur la vallée de la Rance, le viaduc, le vieux port, les escarpements de Lanvalay. Nous quittions la rue de la Croix, passions devant la statue de Duclos et remontions la rue du Marchix jusqu’à la place Du Guesclin, le Champ Clos, où le Connétable, brandissant son épée protectrice veillait sur la ville assis sur un énorme cheval. Ma mère me parlait de la douce Dame Raguenel, épouse raffinée de ce laid mais valeureux chevalier qui avait connu les plus grandes gloires. Nous poursuivions ensuite par la rue de la Ferronnerie jusqu’à la Promenade de la Duchesse Anne, au Jardin Anglais, installé sur les remparts. Mon père m’expliquait avec force détails – toujours différents – que son grand-père, mon arrière-grand-père, avait en sa qualité de maçon construit le viaduc que nous surplombions et qui enjambe la vallée de la Rance. Je me demandais bien comment un homme seul avait pu réaliser un ouvrage aussi immense… Le but de la promenade était la vieille église Saint-Sauveur, la basilique pour être plus exact, où nous avions parfois le droit d’allumer un cierge.
Avant d’y arriver, nous passions devant la statue d’un vieil homme bizarrement vêtu et portant un chapeau à larges bords. « Qui est ce monsieur, demandait ma mère ? » « C’est Auguste Pavie, répondais-je sagement, mais en soupirant. » « Et qu’a-t-il fait ? ajoutait-elle, très pédagogue ». « C’était un explorateur. Il a découvert l’Indochine. » Je savais ma « leçon », ma mère était satisfaite, nous pouvions poursuivre vers l’église après avoir lu à haute voix la sentence ornant le socle de la statue : « Je connus la joie d’être aimé des peuples chez qui je passai ».
Au retour, je savais que nous traverserions la rue de la Mitterie et que nous nous arrêterions devant la plaque indiquant la maison où Théodore Botrel est né. Ma mère me raconterait une fois de plus qu’elle travaillait, jeune fille, dans la chapellerie installée dans cette habitation et pour donner plus de poids à ses paroles, fredonnerait (à ma grande honte ! Dans la rue !) une scie de celui qu’elle tenait pour un barde.
Rites familiaux aimés et détestés, souvenirs presque effacés…
En septembre 1997, Dinan a brillamment fêté le 150e anniversaire d’Auguste Pavie avec, en particulier, une exposition inoubliable : « Cambodge, Laos, Viet Nam ; d’Auguste Pavie à aujourd’hui ». La famille princière laotienne, Sauryarong et Daravan Savang, avait d’ailleurs tenu à venir en cette occasion honorer la mémoire de ce grand Dinannais et Breton.
*
Rien ne destinait cet enfant d’origine modeste à devenir le personnage qu’il a été.
Auguste Pavie est né à Dinan en 1847. Après de courtes études, il s’engage comme volontaire dans les troupes de marine, comme beaucoup de jeunes gens voyant alors dans l’armée et les troupes coloniales le seul moyen accessible de promotion sociale quand ils n’avaient pas eu la chance de fréquenter une école normale et de devenir instituteur.
En 1869, il débarque à Saïgon sous l’uniforme de l’Infanterie de Marine alors que la conquête comme on disait officiellement, en réalité le viol et le rapt de ce qu’on appelait alors la Cochinchine se termine. Puis, il entre au service télégraphique d’Indochine comme agent auxiliaire stagiaire. Quelques années auparavant, en 1861, le ministre de l’intérieur, qui a alors la haute main sur l’administration des lignes télégraphiques (précision intéressante en ces temps où l’accès aux courriels privés tente les politiques !), répond aux demandes du gouverneur et commandant en chef en Cochinchine, l’amiral Bonard, en lui envoyant du personnel civil télégraphiste en vue de la construction d’un réseau. Les premières lignes datent de 1862 et lorsque Pavie arrive dans le pays, 6600 km de lignes ont déjà été construites. On songe désormais à relier télégraphiquement Saïgon à la Birmanie et aux Indes. Une mondialisation coloniale qui en annonce d’autres !
Pavie n’est pas de ces fonctionnaires qui ne vont dans les « colonies » que pour les primes et préparer le magot qui leur permettra d’acquérir au pays la maison rêvée. Il ne s’enferme en effet pas dans le milieu colonio-militaire et s’intéresse aux cultures locales. Il apprend les langues et ne rêve que d’explorations pour mieux connaître les civilisations qu’il découvre avec stupeur. Sans moyens, sans soutiens, il comprend qu’il ne pourra réaliser seul ce rêve, mais la profession qu’il exerce le conduit à effectuer suffisamment de déplacements pour se préparer à devenir le découvreur, qu’il désire devenir.
À l’annonce de la guerre de 1870, toutefois, Auguste Pavie rompt ses engagements et rentre en France sur un coup de tête patriotique, mais la situation française le déçoit et il retournera vite en Indochine pour réintégrer le service des télégraphes, cette fois en qualité d’agent auxiliaire des lignes de 2e classe, le 1er janvier 1873. Sa première affectation en Cochinchine ne le satisfait pas : il n’a que faire de s’occuper du réseau dans les bases arrières, les villes. Il souhaite aller dans des zones isolées, encore peu explorées et, après un séjour à Longxayen, il obtient sa mutation pour Kâmpôt où venait d’être ouvert un bureau télégraphique.
En 1875, reçu au concours des télégraphes métropolitains, passé lors d’un séjour à Dinan, il rejoint Kâmpôt en 1876, est nommé chef du bureau et accède à la 4e classe. On le charge alors d’une reconnaissance et de la réalisation de divers projets dans des régions quasiment inconnues. Il peut enfin réaliser son rêve. Son travail satisfait d’ailleurs entièrement sa hiérarchie qui, en 1879, le détache à Phnom Penh où il est chargé de construire la ligne reliant la ville à Bangkok. Il triomphe de tous les obstacles : choléra, moussons, conflits divers et, en 15 mois, il installe 1500 km de lignes. Puis, il a pour mission de traiter avec le royaume du Siam pour la construction de la ligne Phnom Penh – Battambang et d’en assurer ensuite la gestion. On lui a confié cette tâche difficile car on est sûr de lui et l’on est persuadé qu’il mènera à bien cette mission auprès du roi du Siam, royaume difficile situé en position centrale et stratégique dans la péninsule indochinoise.
En 1882, il établit la ligne et le Siam, satisfait, négocie son prolongement jusqu’à Bangkok.
En 1885, désormais sous-chef du service postal et télégraphique du Cambodge, son action est tellement appréciée qu’on l’envoie comme vice-consul au Laos, à Luang-Prabang, où la situation difficile demande la présence d’un homme tel que lui : connaissant le terrain, assez bien la langue, diplomate de caractère et susceptible d’être accepté par les populations locales. Son parcours professionnel a démontré jusqu’alors qu’il excellait dans ces catégories. Il devra toutefois faire respecter et accepter le protectorat sur le Laos au grand dam des Siamois. Son action est couronnée de succès : par son esprit de décision, il a fait évacuer la population de Luang-Prabang menacée par des envahisseurs et des bandes chinoises, évitant ainsi un bain de sang, et il préserve le roi laotien Oun Kam d’un destin tragique. Il est nommé consul général à Bangkok en 1891, puis ministre plénipotentiaire en résidence l’année suivante. Il mène une action remarquable : trace les frontières du Laos, définit les voies de communication entre le Laos, le Tonkin et l’Annam, continue à s’intéresser aux populations, aux langues, aux spécificités culturelles… Cherchant toujours à s’appuyer sur les structures locales, il collabore à la « pacification » de toute la région située entre le Tonkin, le Laos septentrional et la Chine. Son entregent l’aide aussi à rallier les chefs opposés à la colonisation française comme le fameux Deo Van Tri, qui deviendra son ami. Il est la cheville ouvrière de la renaissance et du renouveau du Laos, ce qui explique la vénération dont on continue encore aujourd’hui à l’entourer dans ce pays.
Sa mission – lui-même soulignera qu’elle est collective – explore un territoire supérieur à la France et il établit des itinéraires sur plus de 30000 km ! De plus en plus convaincu qu’il faut s’appuyer sur les populations locales, qu’il faut coopérer, inciter plus que diriger, il souhaite aussi qu’en France on connaisse mieux ces pays qu’il aime et, songeant à l’avenir, il convainc de la nécessité de favoriser l’émergence d’une classe de nationaux modernes et ouverts au progrès. Il crée ainsi à Paris la Mission Cambodgienne qui donnera l’École Nationale de la France d’Outre-mer pour former des élites locales. Bien évidemment, Pavie croit en la mission « civilisatrice » de la France – les douze jeunes Cambodgiens et le Siamois qu’il emmène avec lui viennent à Paris pour y apprendre le français avant de revenir dans leur patrie « y servir la cause de l’influence française » –, mais en même temps, il admire et respecte la culture des pays qu’il parcourt. Il ne portera jamais le casque colonial et ses collaborateurs garderont de lui l’image de cet homme simple à la longue barbe, toujours vêtu de la traditionnelle chemise de coton, au chapeau à larges bords, le « chapeau à la Pavie » célèbre au tournant du siècle, marchant nus pieds comme le dernier de ses porteurs ou cornacs, une silhouette que reproduit dans son humilité et dans sa force sa statue de Dinan.
En 1895, il décide de retourner en Europe, refusant plusieurs postes de gouverneur, car il souhaite avant tout consacrer le reste de son existence à la publication des travaux qu’il a menés parallèlement à ses obligations en Indochine n’ayant jamais perdu de vue que ses travaux professionnels d’exploration doivent aussi servir la science.
Il partagera désormais son existence entre son hôtel particulier sur les remparts de Dinan, sa propriété de la Raimbaudière à Thourie en Ille-et-Vilaine, le pays de la Roche-aux-Fées, et sa résidence parisienne. Il s’éteint en 1925.
Véritable autodidacte, il est déjà l’auteur d’une œuvre énorme qui recouvre la cartographie (1re carte complète de l’Indochine), la traduction de textes en langues locales, les inventaires géographiques et archéologiques…
À son retour, il poursuit ses publications historiques, anthropologiques, littéraires et d’histoire naturelle. Le fruit de ces travaux, la Mission Pavie, recouvre 10 gros volumes divisés en deux groupements principaux : 3 volumes d’études diverses et 7 volumes de voyages et géographie.
Le premier volume de ses études diverses est consacré aux littératures du Cambodge, du Laos et du Siam (1898), ce qui était à l’époque pour la majorité des Européens d’une grande nouveauté. Le second traite de l’histoire de ces pays et le troisième des sciences naturelles. Par ailleurs, il regroupera les Contes populaires, qu’il a le plus souvent personnellement collectés, pour les publier entre 1903 et 1921 (réédition en 1988). Il évoque le célèbre roman de Vorvong et Saurivong, « le roman de mœurs et d’aventures le plus aimé au Cambodge » (consultable sur internet). Il s’est aussi penché sur le fond brahmanique, bouddhique et animiste, s’est intéressé aux connaissances populaires, à l’astrologie et l’horoscopie orientales. On lui doit d’avoir montré comment l’histoire de ces pays se décline en légendes orales et se rédige en chroniques : une approche qui intéresse tous les philologues et les historiens de la littérature. Il révèle à l’Occident l’histoire des Douze jeunes filles et celles de Néang Kakei, Rothisen, Roum-say-Sok…
Il est plus qu’un vulgarisateur, un véritable médiateur, un « passeur » et ses recherches, dans leur méthode, rappellent assez celle que les celtisants faisaient à propos de la Bretagne et de la culture celte. « Faire œuvre de vulgarisation, écrivait-il, et montrer sous un jour plus exact des populations extrêmement intéressantes. »
On venait de redécouvrir Angkor et les inscriptions mobilisaient linguistes et épigraphistes. L’apport de Pavie fut particulièrement bien accueilli. Il avait su spontanément travailler comme l’exige la recherche scientifique moderne, lui qui était entièrement autodidacte : constitution d’un corpus d’informations auprès des populations indigènes et européennes, comparaisons, recoupements, classement, analyse, recours aux ouvrages écrits, aux monuments… La presse et le monde scientifique en salueront la qualité et l’utilité. Son œuvre complète recouvre 19 ouvrages.
Indications bibliographiques
– Le Pays de Dinan, Tome XVII, 1997, Dinan. (Numéro consacré en grande partie à A. Pavie)
– Eugène Vallée, « A.P., télégraphiste, explorateur, ambassadeur », in : Revue des PTT de France, no 6, Paris, 1947.
– Hélène Simon, Auguste Pavie explorateur en Indochine, Rennes, Ouest-France, 1997.
– Jean-Claude Guillebaud, « L’Explorateur aux pieds nus : Auguste Pavie au cœur de l’Indochine : 1879-1895 », in Aventuriers du monde : les grands explorateurs français au temps des premiers photographes : 1866-1914, Paris, L’Iconoclaste, 2003.
– Andrea de Porti, Les grands explorateurs : du XIXe siècle jusqu’à la mission Apollo, Paris, Arthaud, 2005. (B.M. Dinan : AP.G.163).
– Claude Tarin, « Auguste Pavie, conquérant des cœurs au Laos », in Gens d’Ouest explorateurs d’Asie, Rennes, Ouest-France, Hors-série, 2006. (B.M. Dinan).
Tous droits réservés François Labbé.