Entre 1676 et 1724, pour différentes raisons, les Essais sont quasiment proscrits. Il n’y aura pas en France d’édition autorisée de ses œuvres avant 1783 mais l’édition savante du protestant Pierre Coste (1724) et ses rééditions avec le Discours de la servitude volontaire de La Boétie passent facilement la frontière et plus on avance dans le siècle, plus Montaigne, connaît une renaissance : les hommes des Lumières voient en lui un écrivain, un penseur et un philosophe proche de leurs préoccupations, et cela au moins jusque vers 1780.
Deux auteurs bretons partagent particulièrement cet engouement. Anne-Gabriel Meunier de Querlon publie en 1774 le Journal de Voyage de Montaigne, dont on venait de retrouver le manuscrit[1]. Meunier de Querlon, né à Nantes est une référence dans le siècle, un érudit à l’œuvre importante et considérée. Nous reviendrons dans une prochaine chronique sur cet auteur méconnu.
Une douzaine d’années auparavant, Théophile Ignace Ansquer de Londres, un jésuite né à Quimper, en 1728, grand voyageur, prétend-on, unit son goût de l’exploration et sa passion pour Montaigne pour publier un livre de pensées dans le genre de l’auteur des Essais, un livre qui aura un grand succès. « Rien n’a paru de lui, dit Sabathier de Castres dans ses Trois siècles de la Littérature, depuis ses Variétés philosophiques et littéraires, 1762, qui doivent faire blâmer l’inaction de sa plume. Avec une imagination vive, une âme sensible, un esprit nourri de la bonne littérature, le talent de rendre avec intérêt ses idées, comme on en peut juger par l’ouvrage que nous venons de citer, il eût été en état d’enrichir notre littérature de plusieurs excellentes productions. » Cette constatation en forme d’hommage, de la part d’un homme réputé pour sa dent dure, particulièrement à l’égard des philosophes, est une référence même s’il est inexact qu’Ansquer n’ait plus produit : il s’est simplement contenté d’œuvres pieuses comme une Lettre sur le Conclave (1774) et de la publication commentée de sermons, comme ceux de Charles Jean Le Chapelain, un prédicateur normand estimé : Sermons ou Discours sur différents sujets de piété et de religion. Paris, Le Mercier, Saillant, etc., 1768, 6 vol. in-12. — Paris., 1778, 6 vol. in-8°.
Ses Variétés philosophiques et littéraires. Londres et Paris, Duchesne, 1762, in-12 connaissent un extraordinaire succès à une époque où l’on raffole de ces livres à petits chapitres – les ana – et qui associent le lecteur à la réflexion, ces livres qu’on peut lire seul ou en société et qui, avec élégance traitent de questions contemporaines en n’omettant ni les exemples curieux, ni les expériences de vie, ni les remarques érudites voire amusantes. Et il est un fait que même pour un lecteur moderne, ces variétés se lisent avec plaisir et intérêt. Son livre bénéficiera de plusieurs rééditions et sera traduit en allemand en 1768 par Jordan Simon sous le titre de Verschiedenes zum lesen für die Liebhaber der Guten Sitten und der schönen Wissenchaft (Variétés à lire destinées aux amateurs des bonnes mœurs et des beaux-arts)
« J’ai lû, j’ai réfléchi ; voilà en deux mots toute l’histoire de l’Ouvrage que j’offre ici au Public », annonce-t-il d’emblée, ajoutant immédiatement qu’il se réclame de Montaigne. Il partira en effet, comme lui, de citations « Ces espèces d’épitaphes ont quelquefois causé un embrasement, et mes réflexions se sont multipliées ; quelquefois, je les ai étouffées dès leur naissance, pour laisser au lecteur le piquant de les ranimer », ce qui est une habile et prudente objection lancée à tous ceux qui trouveront que la réflexion de l’auteur manque (souvent) de profondeur.
Plus loin, il cautionne ses choix de l’autorité du « Maître » dans cette préface, qui est aussi le mode d’emploi de son livre : « De cent membres et visages qu’a chaque chose, j’en prends un, tantôt à lécher seulement, tantôt à effleurer, et par fois à pincer jusqu’à l’os. » Et il conclut : « Je l’ai imité ». Enfin, une clause de prudence : « Mon but était d’instruire et de plaire » et dans cette optique, il annonce que le texte sera expurgé de toute érudition inutile au premier degré mais que des notes (que le lecteur pourra lire s’il le veut) apporteront ces renseignements complémentaires et peut-être moins plaisants à lire. Dernière remarque, comme Montaigne qui progresse par « par bonds et par saillies », il ne « disserte point » et a choisi un « désordre de pensées » pour s’exprimer.
Ansquer va ainsi aborder quantité de thèmes : les tombeaux, le bonheur, le suicide, la libéralité, l’étude des langues, l’utilité des voyages, contre le luxe, sur la cruauté à l’égard des animaux (il a lu semble-t-il son confrère et compatriote Bougeant), la concorde, la reconnaissance, l’amour du pays natal, contre les vexations de certains nobles, sur les charlatans, sur le Paris présent et le Paris futur, l’orgueil des savants, la patrie, l’inégalité face aux talents, l’amitié, l’envie, le génie, contre les préjugés nationaux en matière de littérature…
Dans ce chapitre, il élève la voix contre ceux qu’un chauvinisme aveugle pousse à ne considérer que le français et la culture française. Il appelle à plus de modestie et rappelle les grands auteurs allemands, suisses ou anglais et conclut en proclamant :
Brisons enfin cette idole et détruisons les limites exclusives qu’il nous a plû de donner à l’empire des Beaux-Arts.
Le génie est de tous les pays.
Une profession de foi courageuse et rare en 1762, mais qu’on peut comprendre venant d’un Breton bretonnant.
Il est assez varié dans la présentation de ces thèmes (anecdote, petite dissertation, poésie, sorte de fable,….) et sa démarche est souvent la suivante :
Il part d’une citation (attestée ou non comme « Le sçavoir est un bien qu’on ne peut nous ravir »).
Suit une constatation : l’homme sage n’est pas intéressé par la Fortune et ses aléas, la seule chose qui l’attache vraiment, ce sont les connaissances.
Puis il développe, explique cette idée. Ainsi, le savant « sçaura se faire un bonheur indépendant des caprices de la Fortune » et la situation matérielle dans laquelle il se trouvera n’empêchera pas ce bonheur. Il sera peut-être solitaire, mais cette solitude n’entraînera pas l’ennui car les biens de l’esprit peupleront sa solitude.
Et il conclut par une affirmation réciproque, contraire : celui qui se détourne des beaux-arts ne peut être heureux.
Il donne alors des exemples : ici, celui de Robert, roi de Naples : le protecteur de Pétrarque aurait été prêt à sacrifier sa couronne pour l’amour de la poésie. Plus loin, il donne l’exemple plus fameux encore d’Anaxagore poursuivant avec passion ses recherches au point de négliger tout autre aspect de la vie.
Il termine sa réflexion par une sorte de loi morale : « Ceux qui aiment l’étude » ont trouvé « la panacée » !
On pourrait certes répliquer au brave jésuite que la monomanie est un grand risque et que son tableau est en fait celui de la passion et que cette passion peut concerner les biens de l’esprit mais qu’elle peut jeter son dévolu sur d’autres objets, et que, dans ce cas…
Ansquer est un moraliste badin ! Il est aussi un patriote dans l’âme et considère qu’on doit avant tout donner des modèles aux hommes. Cependant, il doute qu’éloges et panégyriques puissent suffire pour conserver la mémoire des hommes illustres. Il réclame alors qu’on soit plus imaginatif et que par exemple pour cultiver la flamme patriotique, on dresse sur la place des Victoires les effigies de Turenne et de Colbert, de Lamoignon et de Corneille… Nul doute que la place tenue par la représentation plastique des saints en Bretagne, par leurs statues, par les calvaires ne l’ait amené à cette réflexion ainsi que les taolennoù ou tableaux de mission des pères Le Nobletz ou Maunoir : l’impact de l’image est essentiel, particulièrement parmi ceux qui ne savent pas lire !
[1] François Moureau, La plume et le plomb: espaces de l’imprimé et du manuscrit au siècle des Lumières, Paris, 2006.
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